Seuls ou par groupes, ils se sont rendus sur les lieux où le tronçon de route particulièrement fréquenté de Karrada, un quartier de Bagdad, n’était plus que débris fumants. A la vue des squelettes carbonisés gisant le long de la rue, ils furent pris de stupeur.

   Sami Hadi était à la recherche de deux de ses cousins et de leurs trois enfants, qui étaient arrivés samedi pour acheter des vêtements pour l’Aïd El-Fitr, la fête marquant la fin du Ramadan. Il a ratissé chaque centimètre carré de terrain dans l’espoir de retrouver leur trace. “Il n’y a que des morceaux de chair carbonisés”, m’indique-t-il d’une voix terne et épuisée. “Il est impossible de reconnaître quiconque.”

   C’est un cliché de penser que Bagdad est habituée à la violence et aux bains de sang. Elle ne l’est pas. La mort reste la mort et, lorsqu’elle vous rend visite et emporte avec elle la vie de ceux qui vous sont chers, la douleur est aussi intense ici que n’importe où dans le monde.  

   Sami a finalement retrouvé un portable qui lui semblait familier. En vérifiant sa carteSIM, il s’est aperçu qu’il appartenait à l’un de ses cousins. Il a quitté les lieux sans un mot.

   Um Fadhil avait passé la journée entière à rechercher Issam, son fils de 29 ans. En vain. “Je suis parti voir dans les hôpitaux : rien”, dit-il. “Je me suis rendu dans toutes les morgues : rien. Je n’ai vu que des corps calcinés.”

   La police affirme que parmi les corps retrouvés 81 avaient été brûlés au point d’en être méconnaissables. Des tests ADN seront nécessaires pour pouvoir les identifier. Les magasins touchés par l’explosion sont remplis de parties de corps humains qui sont petit à petit rassemblées dans des draps et des sacs en plastique par des bénévoles.

   Lundi soir (4 juillet), le bilan s’élevait à 215 morts, faisant de cet attentat l’attaque la plus meurtrière dans la région depuis 2003. L’explosion d’un camion piégé a tué énormément de personnes, mais le mur de feu qu’elle a engendré n’a fait qu’aggraver le bilan.

   Certaines personnes se sont retrouvées coincées dans des boutiques remplies de vêtements hautement inflammables, de parfums et de matières plastiques. L’un des bénévoles a indiqué que dans certaines de ces boutiques le sol était épais en raison des “corps fondus”.

   Un homme a retrouvé le chapelet (tesbih) et un morceau de chemise appartenant à son frère porté disparu. En sanglots, il s’est éloigné des décombres en courant avant que deux policiers ne l’arrêtent. Tentant de le réconforter, ils l’ont assis sur une chaise en plastique et l’ont incité à boire un peu d’eau en lui en essuyant le visage pour le calmer. Il s’est balancé sur la chaise en pleurant. Un compagnon lui a passé un téléphone. “Appelle ta mère”, dit-il. “Il faut qu’elle sache.” L’homme s’est arrêté de pleurer, a repris son souffle et s’est mis à composer le numéro en frissonnant. “Il est mort” sont les seuls mots qu’il a pu prononcer avant d’éclater à nouveau en sanglots.  (...)

   (...) Celui qui se surnomme “l’Etat islamique” a revendiqué cet attentat et assuré que la violence continuerait. Ce n’était pas censé se passer ainsi. Le succès de la bataille de Falloudjah, qui faisait suite aux défaites de l’Etat islamique dans d’autres villes clés, semblait indiquer que l’organisation était en train de s’effondrer sous l’assaut soutenu des forces progouvernementales.

   Si le gouvernement avait gagné du crédit après sa campagne contre l’organisation Etat islamique, il en a perdu une grande partie dans l’attentat de samedi. Le Premier ministre, Haïder Al-Abadi, s’est rendu sur les lieux de l’explosion dimanche matin, mais a été contraint de fuir après que sa délégation ait été la cible de jets de pierres, de bouteilles, de chaussures et d’insultes.

   “Où est le ministre de l’Intérieur ?” demande une femme âgée. “Où est le ministre de la Défense ? Sont-ils en train de dormir ?” Depuis, les hauts dirigeants ont évité d’aller sur les lieux de l’attaque, se contentant d’adresser leurs condoléances à travers les médias.

   Une fois de plus, les habitants de Bagdad souffrent seuls, et pleurent seuls.