La photo en noir et blanc d’une vieille dame d’origine philippine s’affiche à la une du magazine américain The Atlantic avec pour titre “L’esclave de ma famille”. C’est en ces termes que l’auteur de l’article, le journaliste philippino-américain Alex Tizon, décrit cette femme qu’il appelait “Lola”, “grand-mère” en tagalog. Il explique : Son nom était Eudocia Tomas Pulido. Nous l’appelions Lola. Elle mesurait 1,48 mètre et avait une peau brune couleur moka et des yeux en amande que je vois encore se plonger dans les miens – mon premier souvenir. Elle avait 18 ans quand mon grand-père l’a donnée à ma mère comme cadeau, et quand ma famille a déménagé aux États-Unis nous l’avons emmenée avec nous. Aucun autre mot que celui d’‘esclave’ ne peut décrire la vie qu’elle a vécu.” (...)

   (...) Alex Tizon raconte ensuite en détail les brimades dont Lola a fait l’objet toute sa vie au sein de la famille qu’elle servait, mais aussi l’amour qui l’unissait à ses membres. Le portrait qu’il fait de Lola n’évacue pas l’ambiguïté de sa relation à cette femme, une relation qui mêle tendresse et sentiment de culpabilité. (...)

   (...) Dès sa parution, cet article est devenu viral sur les réseaux sociaux et a suscité de vives réactions. Susan Kelleher, qui avait écrit une nécrologie d’Eudocia Tomas Pulido à la demande d’Alex Tizon en 2011 dans le Seattle Times, ne décolère pas qu’il lui ait caché, en 2011, que Lola était une esclave. Elle écrit : “Je n’ai pas mon intention de le dénigrer”, avant d’ajouter “Tizon m’a menti et, à travers moi, il a menti à nos lecteurs, privant ainsi Mme Pulido de la vérité sur sa vie”.

   À Manille, le magazine en ligne Scout juge déplacées les critiques très sévères des Américains sur la famille Tizon. Il souligne qu’il ne s’agit pas d’une pratique rare et note que “les non-Philippins doivent se détendre un peu au sujet de l’article d’Alex Tizon”. La journaliste américaine d’origine philippine Evelina Galang offre, elle, une contextualisation historique sur le site Slate : La mentalité abjecte qui laisse traiter des domestiques comme des esclaves est un héritage de trois cents ans de colonisation espagnole aux Philippines. Ce que nous voyons ici est un continuum de servitude […]. L’article ‘L’esclave de ma famille’ ne peut pas être lu de façon isolée. Il y a un sujet plus large qui nous vient de siècles de colonisation et de difficultés économiques.” (...)

   (...) Dans le Chicago Tribune, Heidi Stevens explique que, très vite après la parution, “les critiques ont commencé à se demander pourquoi Tizon n’avait pas [une fois adulte] fait des efforts pour libérer Lola plus tôt”, tandis que d’autres s’indignent que Tizon soit qualifié de courageux pour avoir livré ce récit. Stevens quant à elle refuse de condamner Tizon comme de nombreux lecteurs américains l’ont fait : Je pense que Tizon a été courageux de raconter l’histoire de Lola et d’assumer l’histoire honteuse de sa famille. J’aurais toutefois aimé qu’il s’exprime bien plus tôt. […] Nous ne devrions pas attendre que des narrateurs parfaits nous enseignent les leçons que nous avons besoin d’apprendre. L’histoire de Lola devrait nous faire tous réfléchir sur les inégalités que nous ne voyons peut-être pas – et que nous défendons même – dans nos propres vies.”

   Quand The Atlantic a appelé Alex Tizon pour lui annoncer que son article allait faire la couverture du magazine, il était trop tard. Tizon venait juste de mourir d’une crise cardiaque, à 57 ans. D’après sa veuve, il a mis plus de six ans à écrire l’histoire de Lola. C’est le dernier récit de ce journaliste récompensé par le prix Pulitzer en 1997.