Dans le canton de Cizre au Rojava (la plus grande des trois régions de la Fédération démocratique autonome de facto du nord de la Syrie), en près de cinq ans, plus d’une centaine de coopératives sont sorties de terre dont des dizaines sont tenues par des femmes. Jinwar, qui en kurde signifie « endroit des femmes », est l’un d’eux. C’est au nord-est de la Syrie que ce village écologique autogéré en non-mixité féminine se construit depuis décembre 2016. Celui-ci est fondé sur les principes d’autosuffisance pour donner aux femmes la possibilité de subvenir à leurs propres besoins fondamentaux. Loin des violences patriarcales, idéologiques et capitalistes, les femmes de Syrie et leurs enfants, du Moyen-Orient et du monde entier, peuvent trouver refuge et expérimenter la liberté au sein de cette communauté révolutionnaire.
Pour les femmes syriennes, les conséquences de la guerre sont multiples, lourdes et complexes (augmentation dramatique des mariages forcés, mortalité maternelle importante, accessibilité au permis de travail limité, violences sexistes, viols,..), mais certaines prennent malgré tout part au combat. En 2012, alors que l’armée du régime de Bachar al-Assad a quitté la plus grande partie de la région, de nouvelles forces militaires sont créées dont les YPJ (unités de protection de la femme), une force militaire spécifiquement féminine, qui se bat en première ligne contre Daech. En instaurant un rapport de force social inédit, ces femmes permettent l’adoption de lois promulguant l’égalité pour tous.
Dans une société patriarcale où les mariages forcés, la polygamie et les crimes d’honneur subsistent toujours, il était inconcevable de promouvoir un tel système démocratique sans placer les femmes au cœur de ce processus de paix et de reconstruction.
Jinwar est ainsi devenu le lieu où les femmes de la région pourront collectivement redécouvrir, rétablir et récupérer leur liberté inhérente… pour l’instant, sans aucun homme dans leur environnement. Cette communauté féminine et féministe affirme que « le sexisme non seulement exploite les femmes mais affaiblit les hommes. Actuellement, l’amitié et la coexistence sont perturbées par des sentiments d’hostilité mutuelle ». La violence envers les femmes fut tant banalisée qu’il fut alors nécessaire pour ces femmes de vivre à l’abri de ce conflit du genre en créant leur espace de vie, leur société à elle, fut-elle temporaire, pour trouver une sérénité pérenne propice à l’organisation. Un choix certainement difficile à comprendre en occident.
Porteur d’enjeux essentiellement sociologiques, le village est fondé sur les principes d’autosuffisance locale et vise à donner aux femmes la possibilité de subvenir à leurs propres besoins fondamentaux. Dans cette zone désertique, épuisée par la monoculture industrielle de blé, les habitantes reprennent un savoir-faire culturel à la vision moderne pour atteindre leur objectif. Plus d’une vingtaine de maison en briques de terre crue sont sorties de terre, un jardin collectif est en cours d’organisation et d’autres projets à caractère social sont à venir : une école pour les enfants, une académie, un centre pour les arts et la culture, l’utilisation de l’énergie solaire, la construction d’une ferme et un centre de médecine naturelle.
Conseils locaux et démocratie directe paritaire, égalité des genres, pluralisme ethnique et religieux, respect de l’environnement, développement d’une éducation autonome et d’une économie sociale, maisons du peuple, accès aux soins gratuits… Entre la lutte violente contre Daesh et les dictatures nationalistes qui encadrent la région, une véritable expérience démocratique s’est formée dans l’ignorance des grandes puissances occidentales. Ici, l’avidité des puissants et leurs rêves d’industrialisation frénétique risquent difficilement de gagner la sympathie des habitants. Voilà peut-être l’une des raisons qui font que ce peuple est tant détesté de ses voisins.
Jinwar, ainsi que la majeure partie des communautés multiethniques du Rojava, se sont inspirés du modèle d’ « écologie sociale » théorisé par l’anarchiste et écologiste états-unien Murray Bookchin. Cette idéologie politique repose sur l’idée que « les problèmes écologiques découlent de problèmes sociaux » et « cherchent à résoudre conjointement ces deux questions, notamment par la promotion de citoyennes et citoyens acteurs et gestionnaires de leur communauté. » sous la forme politique d’une confédération démocratique. C’est en 2006 que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) s’engage à fonder la première société basée sur les réflexions du théoricien et en 2014 que les cantons du Rojava, dans le Kurdistan syrien, se fédèrent en communes autonomes. Aujourd’hui, le PKK est toujours considéré comme organisation terroriste par une partie de la communauté internationale dont les USA et la Turquie.
Si c’est dans les années 60 que Murray Bookchin donne naissance à cette théorie selon laquelle « l’obligation faite à l’humain de dominer la nature découle directement de la domination de l’humain sur l’humain » ; force est de constater que son procès mené contre la société soumise aux injonctions du marché, qui a profondément altéré la vie des communautés humaines et laissé une empreinte indélébile sur le monde naturel, est un combat toujours d’actualité. Mais comment ce combat pourrait-il être audible dans nos pays alors qu’il sous entend in fine la libéralisation des peuples vis à vis des institutions du marché global ?
À l’heure de l’anthropocène et du désastre écologique imminent, jusqu’où les peuples iront-ils dans leurs choix, dans le renoncement ?