• "Les horribles froufrou des papillons de nuit m'empêchaient de fermer l'oeil". Jacques Damboise in "Pensées sottes et grenues"

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    Pensées pour nous-mêmes:

    (LE SILENCE FAIT PLUS DE BRUIT

    QUE LE BRUIT LUI-MÊME)

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    "Mais c'est pas possible! J'AI HORREUR DES ROSES! 

    Je les déteste! Je ne peux pas les voir en peinture!

    Tiens! tiens, tiens! Voilà ce que j'en fais de

    tes put... de roses!"

    Walter Molino, 1958

    http://zeezrom.tumblr.com/post/144432873905/walter-molino-1958

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    chautard.info

    Peut-on fabriquer un téléphone équitable ?

       Avec 1,4 milliard d’appareils fabriqués en 2015 (1), le smartphone (« téléphone intelligent ») est un symbole-phare de l’économie mondialisée, résumée au dos de chaque iPhone par cette formule : « Conçu en Californie, assemblé en Chine. » Les deux marques principales, Apple (231 millions d’appareils en 2015) et son rival sud-coréen Samsung (324 millions) (2), se livrent à une concurrence acharnée.

       Cela se traduit par des conditions de travail déplorables dans les usines asiatiques d’assemblage, mises en lumière par plusieurs vagues de suicides chez Foxconn, l’un des principaux sous-traitants chinois. En août 2015, Samsung a été contraint de créer un fonds de 78 millions d’euros pour indemniser les employés de ses usines, chez lesquels on a décelé plus de deux cents cas de leucémie (3). Accusé à son tour de faire travailler des enfants (4), le troisième producteur, Huawei, a dû fermer une usine en 2014.

       En outre, plus d’une trentaine de minerais en provenance de plusieurs continents entrent dans le processus de fabrication des smartphones. Ils sont arrachés aux entrailles de la Terre au mépris de l’impact social ou environnemental de cette extraction, qui nourrit aussi des conflits armés, comme en République démocratique du Congo (RDC).

       Produire un téléphone portable tout en respectant les hommes et l’environnement relèverait-il donc de l’utopie, voire de la mission impossible ? L’entreprise sociale néerlandaise Fairphone a voulu relever le défi. Depuis le printemps 2013, elle a vendu soixante mille exemplaires de ce qu’elle présente comme un « téléphone éthique ». A l’été 2015, elle a lancé le Fairphone 2, dont elle espère écouler cent mille unités par an. Ses arguments : les minerais utilisés ne financent pas les milices de RDC ; l’assemblage se déroule dans des usines chinoises où des inspections permettent de s’assurer de conditions de travail décentes et dont les ouvriers bénéficient d’un fonds de prévoyance.

       La conception du téléphone permet également de prolonger son cycle de vie et de réduire son impact environnemental en rendant les pièces de rechange facilement accessibles et remplaçables par les utilisateurs. Employant autant que possible du plastique et du cuivre recyclés, Fairphone a mis en place une filière de récupération de ses appareils en Europe et un programme de recyclage des téléphones au Ghana.

       L’entreprise ne compte pas sur des investisseurs mais sur les consommateurs, sollicités en 2013 à travers une campagne de financement participatif sur Internet qui a permis de lever près de 7 millions d’euros en quelques semaines. Le second modèle a lui aussi vu le jour grâce à un système de précommande : les acquéreurs ont accepté de débourser 525 euros pour un appareil qui n’était pas encore fabriqué et qui leur a été livré au bout de plusieurs mois. (...)

       (...) Le lancement de ces deux téléphones, dont la valeur ajoutée n’était pas que technologique, a suscité un bel enthousiasme dans les médias, toujours prompts à saluer les initiatives « éthiques » et « équitables », en dépit des nombreuses limites de ce nouveau mode de production (5). « Le Fairphone est encore loin d’être équitable », reconnaît pourtant le fabricant lui-même. L’ambition, plus modeste, est de « construire un mouvement en faveur d’une électronique plus équitable », tout en étant conscient que le chemin sera escarpé et semé d’embûches. Comme le raconte M. Bas Van Abel — rencontré au siège de sa société, au troisième étage d’un ancien hangar industriel sur le port d’Amsterdam —, pour commencer à travailler en RDC, Fairphone a dû consacrer ses premières dépenses... à la corruption de fonctionnaires locaux : il s’agissait d’obtenir des agents chargés des mines le droit d’y tourner des images.

       Puis il a fallu faire face à une autre réalité, dont témoigne une vidéo filmée par l’équipe en 2011 dans la région du Katanga, dans le sud du Congo : le secteur minier est avant tout artisanal, et même familial ; de jeunes enfants y travaillent avec leurs parents. Par ailleurs, pour trouver de l’étain certifié « non entaché de conflits », Fairphone a rejoint un consortium d’industriels, d’organisations non gouvernementales (ONG) et d’acteurs locaux et internationaux. Ils recourent à un système de certification impliquant un emballage et un étiquetage spécifiques (6).

       Lancé après des recommandations du groupe d’experts des Nations unies, ce programme est devenu indispensable après l’adoption par le Congrès américain de la loi Dodd-Frank, en juillet 2010. Censée encadrer les pratiques de Wall Street, la disposition 1502 de ce texte oblige les compagnies cotées aux Etats-Unis à s’assurer qu’elles n’utilisent pas de minerais finançant des groupes armés de RDC. Problème : le processus de certification des mines est balbutiant. Et, cinq ans plus tard, seuls quelques dizaines de sites peuvent vendre de l’étain légalement. Par précaution et par facilité, nombre de géants de l’électronique cessent de se fournir sur place, créant un embargo de fait sur les « trois T » — étain (tin en anglais), tantale et tungstène — qui bouleverse totalement le secteur minier, dont dépendent huit à dix millions de personnes.

       Deux doctorants, Christoph Vogel, de l’université de Zurich, et Ben Radley, de l’International Institute of Social Studies de La Haye, se sont rendus en 2013 et 2014 dans les quatre zones les mieux gérées. Ils y ont trouvé « une situation économique désastreuse (7) » : baisse ou stagnation des prix et coûts supplémentaires pour les mineurs, tandis que le marché noir a explosé. Pis, l’immensité du territoire et la mobilité des groupes armés font qu’une mine certifiée peut passer sous leur contrôle ou sous celui de leurs affidés en civil. De nombreux mineurs ont dû reprendre leur activité de paysan, en moyenne six fois moins lucrative. D’autres se sont engagés dans les milices.

       Un groupe de 70 universitaires, représentants d’ONG et autres experts congolais et internationaux ont dénoncé cette situation dans une lettre ouverte publiée en septembre 2014 : « Les minerais alimentent les conflits, mais n’en sont pas la cause (...). Les luttes de pouvoir au niveau régional et national, les questions d’accès aux terres, d’identité et de citoyenneté sont beaucoup plus des facteurs structurels conduisant aux conflits », écrivent-ils, avant de réclamer une meilleure écoute des acteurs locaux. Si « des progrès ont été faits vers des produits un peu plus éthiques, rien n’a été réalisé pour améliorer les conditions de vie des Congolais », déplorent ces experts, parmi lesquels les doctorants Vogel et Radley, qui redoutent que le « commerce équitable » ne serve de paravent à un néocolonialisme économique dans l’est du Congo.

       « Il y a du vrai là-dedans, reconnaît sans ambages M. Van Abel. Les initiatives pour la certification n’ont pas contribué au développement des communautés locales comme nous l’espérions. Mais elles ont permis le redémarrage des échanges et sont essentielles pour redonner confiance aux acheteurs vis-à-vis de la RDC. » L’entreprise fait état de ces difficultés sur son site, demandant un peu de patience aux critiques.« Il faudra ensuite s’attaquer au travail des enfants. L’ambition, c’est de faire toujours mieux. »

       Après l’étain et le tantale certifiés, la société a sélectionné des mines responsables pour le tungstène au Rwanda et souhaite recourir à de l’or issu du commerce équitable au Pérou et en Colombie. Mais la grande difficulté reste de pénétrer le marché de l’or en Chine, nous explique M. Van Abel, qui revient d’un voyage à la rencontre de son nouveau prestataire : Hi-P International. Pour garantir une fabrication de ses appareils dans des conditions satisfaisantes, l’entreprise missionne régulièrement des employés.

       Elle a également mandaté une organisation chinoise d’audit et de conseil qui réalise un bilan social chez le fabricant, publié ensuite en ligne. Dans l’usine Hi-P de Suzhou (province du Jiangsu) ont ainsi été signalés des problèmes de sécurité, de recours à un grand nombre d’intérimaires (61 % des effectifs) et surtout de durée hebdomadaire du travail : « En juillet 2014, certains ouvriers ont pu travailler jusqu’à soixante-dix-sept heures par semaine et jusqu’à vingt-huit jours d’affilée (8) », constate un rapport de la société d’audit. Selon Fairphone, Hi-P s’est engagé à limiter le recours aux intérimaires et à ne pas dépasser soixante heures de travail par semaine. Toutefois, précise M. Van Abel, « si l’on réduit trop le temps de travail, les ouvriers gagneront moins d’argent et risquent de partir. Les heures supplémentaires forment une part importante de leur salaire ; il faut trouver une forme de compensation monétaire ».

       Grâce aux conseils du syndicat allemand IG Metall et d’un organisme de recherche spécialisé dans les sociétés transnationales, SOMO (9), est née l’idée du fonds de prévoyance des travailleurs, censé améliorer le quotidien des ouvriers et leur fournir un nouvel organe de représentation au sein de leur entreprise. Abondé à hauteur de 5 dollars par appareil vendu, ce fonds a collecté 300 000 dollars (272 000 euros) avec la première version du smartphone, et cette somme a profité aux cinq cents à neuf cents ouvriers (selon le carnet de commandes) du sous-traitant d’alors, Guohong. Pour l’essentiel, elle a été versée sous forme de primes (en moyenne, 90 euros supplémentaires par mois).

    ma-chienne-de-vie.com

       Elle a aussi permis d’ajouter des fruits à la cantine ou d’organiser des soirées et des sorties. Mais, comme Fairphone change de fabricant pour le nouvel appareil, ce fonds se bornera désormais, chez Guohong, à servir de canal de communication, de lieu de dialogue entre les ouvriers et leur direction. Fairphone est actuellement en train de mettre en place ce fonds au sein de l’usine d’assemblage Hi-P de Shenzou (province du Hebei) au profit de l’ensemble des ouvriers, soit environ trois mille salariés.

       Pourquoi l’entreprise a-t-elle baptisé son téléphone « Fairphone » s’il ne répond pas aux critères du commerce équitable (fair trade) ? N’y a-t-il pas tromperie sur la marchandise ? M. Van Abel répond par une pirouette : « Ce nom ne dit pas ce que nous sommes, mais ce que nous voulons être. » Pour s’en expliquer, il revient aux origines du projet : une campagne sur les minerais provenant de zones de conflit lancée en 2010 avec l’ONG Action Aid, alors qu’il dirigeait la Waag Society, une fondation néerlandaise pour les arts, les sciences et les technologies. « Nous ne voulions pas une mobilisation habituelle des ONG. Comme je suis designer, j’ai pensé que fabriquer un téléphone pouvait être une bonne manière de dévoiler les enjeux qui se cachent dans sa chaîne d’approvisionnement. »

       Après deux ans passés à chercher une mine d’étain « non entachée de conflits » en RDC, puis une usine chinoise prête à accepter de relever (un peu) ses normes sociales, Fairphone change de statut et devient une entreprise sociale en 2013. La question du nom suscite alors des débats internes : « Nous voulions utiliser le mot “fair” pour que les gens se demandent ce que signifie vraiment cette notion. Cela peut aussi conduire ceux qui possèdent un iPhone ou un Samsung à s’interroger sur leur responsabilité sociale et environnementale. » D’où la transparence de la société, qui publie sur son site la liste de ses fournisseurs, la répartition de ses coûts de fabrication et les bilans sociaux de ses prestataires, sans chercher à dissimuler les aspects négatifs.

       Quand Fairphone a lancé sa campagne de financement participatif, la stratégie de communication visait à se mettre « en position de vulnérabilité ». « Chaque fois que l’on nous critiquait — et ça n’a pas manqué —, nous accueillions ces critiques bien volontiers », raconte le PDG, qui est allé jusqu’à appeler des journaux allemands et néerlandais pour leur raconter la corruption nécessaire pour tourner des images dans les mines. Pensé comme un « procédé narratif fournissant une métaphore efficace pour la complexité d’une chaîne d’approvisionnement », le Fairphone conduit à interroger les pratiques de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Car si cet appareil est encore loin d’être équitable, que dire des autres ? Lorsqu’on procède à un test comparatif, il supplante largement le Galaxy S4 de Samsung, le premier certifié « écologiquement et socialement responsable » par l’organisme suédois TCO Development, qui fait à peine mieux qu’un téléphone non certifié.

       Les acteurs du commerce équitable voient ce nouveau produit d’un bon œil. Mme Emilie Durochat, coordinatrice de la Plate-forme pour le commerce équitable, salue un « outil de dénonciation des conditions de travail ». « Avec ce seul téléphone, on peut parler de beaucoup de sujets », constate Mme Dominique Royet, directrice de Max Havelaar France, qui y voit « une démarche de progrès continu. En cela, Fairphone rejoint l’approche du commerce équitable, né pour faire évoluer les règles du commerce mondial ».

       Avec un chiffre d’affaires passé de 0 à 16 millions d’euros en un an et demi — et intégralement réinvesti —, Fairphone s’est vu attribuer le titre de « start-up technologique la plus prospère » par la publication spécialisée en ligne The Next Web (10). Voilà qui adresse un message au secteur : il y a une attente des consommateurs pour des produits tendant vers plus d’éthique.

     

    (1) International Data Corporation (IDC), 27 janvier 2016, www.idc.com

    (2) Lire Martine Bulard, « Samsung ou l’empire de la peur », Le Monde diplomatique,juillet 2013.

    (3) Santé & travail, no 92, Paris, octobre 2015.

    (4) Notamment sur le site http://chinalaborwatch.org et dans « Les secrets inavouables de nos téléphones portables », « Cash investigation », France 2, 4 novembre 2014.

    (5) Lire Christian Jacquiau, « Max Havelaar ou les ambiguïtés du commerce équitable », Le Monde diplomatique, septembre 2007.

    (6) Sur l’initiative pour un étain non entaché de conflits (Conflict-Free Tin Initiative, CFTI), cf. http://solutions-network.org. Sur l’initiative conjointe pour l’approvisionnement de l’étain, du tantale et du tungstène (ITRI Tin Supply Chain Initiative), cf. www.itri.co.uk

    (7) Christoph Vogel et Ben Radley, « In Eastern Congo, economic colonialism in the guise of ethical consumption ? », The Washington Post, 10 septembre 2014.

    (8) « Social Assessment Program : Hi-P » (PDF), Fairphone, avril 2015.

    (9) Centre for Research on Multinational Corporations, www.somo.nl

    (10) « Fairphone named Europe’s fastest-growing startup of 2015 », TNW News, 24 avril 2015.

    http://www.monde-diplomatique.fr/2016/03/RAOUL/54919

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    Luc Desle

    « "Ce grammairien écrivait des lettres anonymes sans aucune faute, ce qui éveilla un peu les soupçons". Jacques Damboise in "Pensées de ci de là"."Dans cette société, la surconsommation d'intelligence était assez rare". Jacques Damboise in "Pensées intruses". »

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