/ Avez-vous l’impression que la France fait preuve de xénophobie face aux migrants ?

   - Certainement. Mais ce que l’on découvre aujourd’hui – et c’est la première fois depuis longtemps –, c’est que la France et l’Algérie vivent le même phénomène et en même temps. En Algérie, il y a un gros problème avec les migrants subsahariens : on les repousse, on les expulse au plus fort de l’hiver. Et les Algériens découvrent qu’ils sont au moins aussi racistes et xénophobes que les Français, dont ils ne cessent de se plaindre.

   La différence, c’est qu’ici, on regarde ébahi les chaînes télévisées françaises, sur lesquelles les hommes politiques instrumentalisent à tout va l’immigration tout en donnant des leçons sur les droits de l’homme.

   / La campagne française est donc très suivie en Algérie ?

   - Il y a 2 millions d’Algériens inscrits dans les consulats (et je ne compte pas les Français originaires d’Algérie). Après Alger, la deuxième plus grande ville de notre pays, c’est la France. De plus, les relations économiques et politiques sont très fortes entre nos deux pays. Les attentes sont énormes. Cette présidentielle a plus d’importance pour nous que les législatives algériennes.

   Nous avons particulièrement suivi les Primaires de la droite. L’élimination de Valls et de Sarkozy – l’ennemi intime, celui dont le discours était le plus musclé – a rassuré les Algériens. Mais c’est François Fillon, et non Alain Juppé, qui a gagné la primaire de la droite. La défaite d’Alain Juppé, c’est la défaite du candidat de l’Algérie. 

   Mais surtout, on regarde avec effroi l’avancée spectaculaire de Marine Le Pen. Toute la question pour les Algériens est de savoir quel score elle fera. Si on assiste à un “phénomène Trump”, ce sera un coup terrible. Je suis certain qu’il y aura des débordements dans les banlieues. Nous sommes inquiets de voir la France, qui est l’une des plus grandes puissances mondiales, dans un tel bourbier.

   / Pour vous, il y a donc une “trumpisation” de la société française ?

   - Plusieurs indices vont dans ce sens. Mais tout n’est pas encore perdu. La diversité de la société française, la taille du pays, son emplacement géographique – et même son passé colonial… –, tout cela permet de construire des mécanismes de résistance qui n’existent pas aux États-Unis. Et Marine Le Pen n’est pas l’équivalent de Donald Trump.

   Le problème, c’est que l’élite politique française ne reflète pas le pays et n’est pas à sa hauteur. Et pourquoi la communauté maghrébine n’arrive-t-elle pas à peser dans la politique française ? Pourquoi ne fait-elle pas entendre sa voix ? Je suis très critique vis-à-vis du discours victimaire de la banlieue. 34 ans après la “marche des beurs”, la question beur n’est pas réglée, c’est vrai. Mais le communautarisme et le repli sur soi ne sont pas les solutions. La solution c’est d’intégrer l’appareil politique français. Les Algériens de France ont quelque chose à apporter à ce pays. Et la France peut redevenir une grande puissance si les Algériens s’engagent. Ils pourront alors faire de la France le plus grand tremplin de l’Europe.

   / C’est possible, mais il semble que les crispations soient encore plus fortes depuis les attentats de 2015 et 2016.

   - C’est l’autre inquiétude ici : la France n’est pas outillée pour combattre le terrorisme. Et l’Algérie ne cesse de la mettre en garde sur sa proximité avec le Qatar et l’Arabie Saoudite. Comment ce qui s’est passé à Nice a-t-il pu avoir lieu ? Dans les années 1990, nous avons agi de la même façon avec les jeunes radicalisés : nous les avons laissés partir en Afghanistan en pensant qu’ils ne rentreraient pas. Et nous nous sommes finalement retrouvés face à une armée clandestine de 15 000 hommes. La France a fait la même erreur avec les jeunes qui partaient en Syrie.

http://www.courrierinternational.com/article/vu-dalgerie-abdou-semmar-

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