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LONG RÉCIT AU LONG COURS (1/50)
pcc Benoît Barvin et Blanche Baptiste
Angélus Gabrielli, l'apothicaire, est en butte à des plaintes concernant ses onguents qui se révèlent, au final, pernicieux...
ANGÉLUS
ou
LES SECRETS DE L’IMPALPABLE
CHAPITRE 20
C’était un mois de juin magnifique. Angélus avait vu ces derniers temps sa clientèle particulière l’abandonner. Seuls les patients envoyés par le docteur Gleize se risquaient à franchir le seuil de la boutique, et encore se montraient-ils réticents à lui faire réaliser des préparations, préférant acheter des remèdes manufacturés, comme il en existait désormais sur le marché.
Certains clients commandaient même leurs remèdes à Espigouze ou à Aubenac. A ce rythme-là, il était évident que la pharmacie allait faire faillite, et c’était ce que souhaitaient de tout cœur les Fontserannais.
Angélus, cependant, goûtait une joie secrète, car tous voyaient leur santé péricliter. Ils recouvraient leur apparence hideuse, chaque jour un peu plus. Et cette fois, aucun onguent miraculeux ne pouvait les soulager. Ils en étaient tenus, pour pouvoir se venger de lui, à vivre dans des affres tellement insupportables que la tension avait monté d’un cran. Angélus, aux regards meurtriers que tous lui adressaient, avait compris qu’il valait mieux se trouver le moins souvent possible sur leur chemin.
Il continuait à se rendre au couvent le vendredi car c’était la saison où l’on herborisait le plus, et il donnait des conseils pour le séchage des plantes. Mais au lieu de n’y rester que quelques heures en début d’après-midi, il avait décidé de partir de bon matin, laissant pendant ce temps sa boutique close. Ce qui fut très mal pris par les Fontserannais, bien qu’ils aient reçu comme consigne de se passer de ses soins.
Eux le voulaient fidèle au poste, au service de leur bon vouloir. Jamais le Sieur Andrieu n’aurait laissé son officine fermée toute une journée ! D’ailleurs, il avait toujours un apprenti ou un commis pour l’aider, chose à laquelle Angélus s’était catégoriquement refusé, préférant travailler seul.
- Vous êtes bien matinal, remarqua Sœur de la Miséricorde, lorsqu’il se présenta au parloir. Sœur Adèle, puisque vous partez donner classe, allez ouvrir l’herboristerie en passant.
La Sœur s’exécuta. Angélus demanda à voir la Supérieure, mais ne pouvant la rencontrer en aparté sans éveiller de soupçons, il se contenta de donner une recommandation concernant la cueillette.
- Pouvez-vous dire aux Soeurs qui iront herboriser ce jour de ne ramasser que des mauves et des boutons de coquelicots.
Puis il rejoignit la petite salle où les moniales mettaient les plantes en sachet, entières ou réduites en poudre. Sœur Adèle était encore dans la pièce.
- Je vous ai ouvert la fenêtre. L’air extérieur est si léger ce matin qu’il serait dommage de ne pas profiter de sa caresse.
Angélus planta son regard dans celui de la jeune fille. Elle ne cilla pas. Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait cette jeune religieuse. Il émanait d’elle une intelligence, une fraîcheur et une franchise si peu communes en de tels lieux qu’il trouvait regrettable qu’elle se soit consacrée à Dieu.
- Je vous remercie, lui dit-il. Il est en effet dommage de se priver des trésors que la Nature nous offre.
- Je suis tout à fait d’accord avec vous... Oh, j’entends la cloche de huit heures! Je vais être en retard. A bientôt.
Angélus ne resta seul que quelques secondes. Elaine vint frapper à la porte.
- Bonjour, vous m’aviez dit que je pourrais venir vous consulter, vous vous rappelez ?
- Cela ne date pas d’hier, Elaine, mais en effet, je m’en souviens. Je suppose que vous allez mieux, sinon vous m’auriez contacté avant, car j’ai souvenir que nous nous sommes croisés maintes fois. Je fais erreur, peut-être ?
- Pas du tout, répondit Elaine gênée par le regard inquisiteur du jeune homme. Mais j’ai des questions à vous poser. Sœur Adèle, la jeune novice qui sort à l’instant d’ici, m’a dit un jour que vous étiez un génie. J’aimerais bien savoir ce qu’elle entend par là. Avouez que dans la bouche d’une future religieuse, ces paroles sont bien étranges.
- Le terme de génie est peut-être un peu fort, pourtant Adèle me semble être la plus sensée des personnes vivant dans ce couvent. Et pour le peu que je sache d’elle, mon impression est qu’elle n’est pas à sa place parmi ces religieuses.
- Le couvent est pour beaucoup un refuge, une bulle à l’écart du monde, une protection. Vous-même n’y trouvez-vous pas le calme nécessaire à vos recherches ?
Angélus ne releva pas le sous-entendu, se contentant d’un geste vague et d’un demi-sourire. Elaine entra alors dans le vif du sujet.
- Vous semblez avoir un idéal qui vous porte et j’avoue que, depuis la mort de mon fiancé, je ne sais comment reprendre goût à la vie. J’ignore si la religion pourra m’aider à sortir de ce vide intérieur.
- Ce qui est vécu avec passion peut combler l’âme de quiconque, répondit Angélus d’une voix douce. La tiédeur affadira votre existence si vous la laissez prendre le pas sur votre volonté, votre engouement ou votre désespoir. Quel que soit le sentiment dont vous serez submergée, allez jusqu’au bout de ce qui est juste et bon pour vous… et pour vous seule. J’ai toujours agi ainsi, et je me sens parfaitement en paix avec moi-même.
Elaine sentit ses joues s’empourprer sous la colère et ne put s’empêcher de provoquer Angélus.
- Ainsi, vous iriez, si j’ai bien compris, jusqu’à faire fi de la vie des autres pour atteindre votre but ?
- Si ce but-là sert à nourrir une Oeuvre qui dépasse de loin les éléments en présence… J’irai jusqu’à sacrifier toute personne qui se mettrait en travers de mon chemin, oui, très certainement.
Une lueur passionnée brillait dans les yeux d’Angélus. Elaine se dit qu’elle avait à faire à un fou plutôt qu’à un génie, et la peur la reprit.
- Et quelle est donc cette œuvre qui mérite tant de sacrifices ? demanda-t-elle, d’une voix tremblante.
- Pouvoir atteindre et toucher la transparence. Pouvoir créer plus doux, plus diaphane que la bise du matin, plus chaud et léger que le rayon de soleil printanier, voilà mon but, Elaine.
- N’est-ce pas cela qui a contribué à la mort de mon Adrien ?
Angélus marqua un temps d’arrêt.
- Peut-être recherchait-il une beauté trop terre à terre, qu’en pensez-vous ?
- Vous ne répondez pas à ma question, Monsieur Gabrielli.
- La réponse est en vous, Mademoiselle. En tout cas, tous les hommes sur cette terre ont été, un jour ou l’autre, responsables de près ou de loin de la chute de quelqu’un. Votre Adrien comme les autres. Vous ignorez sans doute que, dans ce bourg même, il y a de cela bien longtemps, avec des jeunes de son âge, il a contribué à la mort d’un des leurs... Nous sommes tous ange et démon suivant les moments, les intérêts ou l’envie.
Les larmes aux yeux, Elaine s’écria :
- Mais qui êtes-vous donc pour vous permettre de juger ainsi des êtres qui vous sont totalement étrangers ? A moins que l’on ne vous ait chargé de venger quelqu’un ? Peut-être...
Sœur de la Miséricorde interrompit cet échange de plus en plus passionné en entrant sans frapper dans la pièce.
- Hé bien Elaine ? Je vous cherche partout. Vos compagnes vous attendent pour aller herboriser.
Angélus se détourna et fit semblant de s’occuper. La jeune femme s’efforça de cacher ses larmes et, serrant les poings, elle passa rapidement devant la religieuse.
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(A Suivre)
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