• "Il marchait à pas compté, lui qui avait horreur des chiffres". Jacques Damboise in "Pensées circonstanciées".

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    Pensées pour nous-mêmes:

    (LE NÉCESSAIRE ET 

    LA LIBERTÉ SONT-IL

    FRÈRES ET SOEURS?)

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     Merry Christmas, to My Wife - art by Johnny Craig (1954)

    http://atomic-chronoscaph.tumblr.com/post/

    154315367763/merry-christmas-to-my-wife-art-by-johnny-craig

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     altermonde-sans-frontiere.com

    L’universel n’est pas
    forcément l’Un

       Qui peut encore penser l’universel, aujourd’hui, sous le modèle de l’universel-Un qui ne supporte pas les différences ? On connaît les ravages suscités par cette adhésion à un universel abstrait, des monothéismes aux idéologies totalitaires. Mais, si l’on ne souhaite pas se perdre dans l’infini relativisme des pures différences juxtaposées, il est nécessaire de maintenir l’horizon d’un universel. Tel est, sur ce plan, le dilemme du temps présent. Comme chacun le sait, il ne se contente pas de parcourir les textes des philosophes. Il dispose de ressources très étendues dans nos sociétés : dans le discours politique, dans les attitudes morales, etc.

       Par quel biais, grâce à quelle inspiration élaborer la philosophie d’un universel concret et tenable dans les sociétés multiculturelles qui sont désormais les nôtres ? Plusieurs voies sont possibles. Les uns nous renvoient à l’impératif de solidarité ; les autres, à la perspective démocratique, etc. Cela suffit-il ? Sans doute pas. Barbara Cassin propose une autre voie, qu’elle qualifie d’« universel dédié » et qu’elle justifie en soulignant le paradoxe qui traverse nécessairement toute solution contemporaine : « Je n’accepte l’universel qu’à une condition : bien comprendre pourquoi et comment il est relatif. Le bon universel n’est pas bon tout court, il est « meilleur pour » ici et maintenant ».

       Directrice de recherche au CNRS, philologue et philosophe, elle a publié le célèbre Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, devenu indispensable dans la recherche en philosophie. C’est à partir de cette expérience qu’elle revient sur cette question de l’universel. Son point d’appui est la traduction. (...)

       (...) S’agissant d’un recueil d’articles, il n’est pas étonnant d’y trouver en premier lieu les textes publiés à l’occasion de la défense et illustration du Vocabulaire européen. Aussi Cassin souligne-t-elle à nouveau que cet ouvrage ne doit rien à l’ontologie, mais tout à la logologie – rien à la pensée de l’être au-delà des mots, mais tout à la pensée du langage en-deçà des choses –, ce qui va nous rapprocher très vite de la question de la traduction et de l’universel dédié.

       Le Dictionnaire des intraduisibles, dans la perspective de cette réflexion sur l’universel, ne constitue pas seulement un geste philosophique. C’est aussi un geste politique, ne serait-ce que par la présence de l’adjectif « européen » dans le titre, lequel engage à la fois l’universel et les différences. La première caractéristique du Dictionnaire est en effet le multiple. Il part du fait, premier, de la diversité des langues.

       Puis il s’aventure dans la traduction, qui en est le premier effet ou la première obligation. Les intraduisibles sont des symptômes, sémantiques et syntaxiques, de la différence des langues dans leur volonté de passer l’une dans l’autre. L’intraduisible n’est pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse de (ne pas) traduire. Serait-ce le « mal radical » de toute traduction ? (...)

       (...) Il s’agit bien du rapport à l’universel, mais pensé autrement. Le Dictionnaire, en effet, ne fournit pas la bonne traduction : il explicite au contraire les discordances, il met en présence et en réflexion, il est pluraliste et comparatif, en un geste sans clôture, mais qui correspond bien au geste d’un universel nouveau. C’est bien la traduction qui conduit le propos, les différences rapportées à un projet universel (et non pas à une essence).

       D’ailleurs, le Dictionnaire n’est pas l’œuvre d’une solitaire. C’est une œuvre collective, qui regroupait 150 auteurs répartis sur une quinzaine de langues. Chacun avait bien en tête d’une part son travail de traducteur (dans le pluriel à partir de sa propre langue) et d’autre part son rapport à la question : de quelle Europe linguistico-philosophique convient-il de parler ?
     

       En ce point se réengage tout le débat sur la « barbarie », dans lequel on rencontre la catastrophe de la norme unique. C’est le renversement opéré par Cassin : face aux paradoxes du présent, c’est en réinvestissant le problème de la barbarie de l’autre (relatif à l’un qui exclut) qu’il est possible de rétablir une pensée adéquate de l’universel.

       Traduire, dans l’optique d’une réflexion critique sur l’universel, c’est ouvrir les langues les unes sur les autres (sur ce qu’elles sont de fait), expliciter les difficultés, déployer les équivoques. Barbara Cassin place geste sous l’égide de Jacques Derrida, qui affirmait dans Le monolinguisme de l’autre : « 1 – On ne parle jamais qu’une seule langue ; 2 – On ne parle jamais une seule langue ». On peut encore ajouter à ces considérations que les langues pratiquent l’homonymie – une « rame » est de papier, de navire ou encore de train ; une célèbre chaussure est de « vair » et non de « verre » –, ce qui implique que le sens d’un mot ne peut se confondre avec l’essence de la chose. L’homonymie exclut définitivement toute idée d’univoque. (...)

       (...) Partir de la pratique concrète de la traduction permet de poser le problème de l’universel complexifié, sans moraliser encore sur ce thème, in abstracto, au risque rarement évité de ne jamais s’arracher à l’identité, au pur, à l’un, etc. Dans le mépris universaliste abstrait, il est vrai qu’on parle aussi d’« intraduisibles », mais l’objectif n’est pas le partage : ce serait plutôt le nationalisme ontologique (on ne peut traduire parce que la spécificité de « ma » langue est irréductible, d’autant qu’elle est la « meilleure » ou la plus proche du « vrai »).

       On pourrait faire le même genre de remarque, en l’adaptant un peu, pour le globish, cette langue de communication ou de service qui réduit les langues de culture à l’état de dialecte « idiots » au sens grec du terme, c’est-à-dire isolés dans leur singularité. Paradoxe : dans un milieu où le globish s’est imposé comme la langue de communication, ceux qui emploient la langue anglaise dans sa complexité et son « idiotisme » en deviennent inaudibles ! Au demeurant, la traduction américaine (une véritable réinvention) du Dictionnaire joue précisément l’english contre le globish.

       Voilà pourquoi cet Éloge de la traduction ne cesse de frayer aussi avec la question de l’étranger. Cassin reprend évidemment le problème à partir de la culture grecque, celle qui fait l’objet de son travail et celle qui constitue un mythe de l’Occident. Mais elle la regarde du point de vue de son non-respect de l’Autre, qui prend là-bas le nom de « Barbare », c’est-à-dire « Intraduisible ». C’est qu’il faut un autre pour savoir que nous parlons une langue. Mais par ailleurs, un nom étranger est-il toujours un nom d’étranger ? « L’autre » que représentent les mots étrangers sont désormais omniprésents parmi nous, de sorte que nous sommes entrés dans l’ère du « entre autres », que Cassin défendait dans Philosopher en langue (Rue d’Ulm, 2015). (...)

       (...) Chaque article de ce recueil y revient : il faut se battre contre tout ce qui tente de ramener les choses, les mots et les personnes à un commun dénominateur, à un langage unique qui vaut pensée unique, l’un des plus sinistres avatars du Logos. Cassin nous rappelle une expérience européenne marquante, celle de la Lingua Tertii Imperii (LTI), la novlangue imposée par le III° Reich : dans l’analyse fondatrice qu’il en livre à chaud, le linguiste Victor Klemperer soulignait la pauvreté de ce langage de propagande par lequel un groupuscule entendait balayer le pluralisme des dialectes allemands, au bénéfice d’un discours et d’une pensée de masse.

       Le problème d’un universel ouvert à l’intraduisible n’est pas seulement théorique ou agité par la crainte de voir revenir les fantômes du passé. Comment ne pas prendre au sérieux, par exemple, ces expériences quotidiennes des hôpitaux, spécialisés ou non ? Leur problème est extrêmement concret : comment se mettre en capacité de recevoir des consultants venus de l’immigration ? Il faut des médecins et des personnels susceptibles de les comprendre, de les entendre, auxquels il ne suffit pas de parler et de comprendre telle ou telle autre langue, mais tout un ensemble de mots et de conceptions qui déterminent la perception de la douleur, le rapport thérapeutique, etc. Surtout lorsqu’il s’agit d’hôpitaux spécialisés en psychiatrie.

       Par ailleurs ce problème d’un universel ouvert à l’intraduisible n’est pas seulement, non plus, un problème occidental. La réalisation des Intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne (Démopolis, 2014) s’est accompagnée de la création d’un « Musée des civilisations noires » à Dakar. Or la vocation de ce musée n’est pas de mettre en scène une africanité réunie et concordante, mais au contraire de saisir les langues africaines dans leurs mots afin de les mettre en interrogation réciproque – précisément, de prendre la mesure de leur intraductibilité.

       Il est clair que notre époque, sur tous ces plans, est prise entre le consensus mou, qui recouvre les disparités et les étonnements au moyen d’un universel postulé ; et l’ancrage dans un incommensurable. Les deux positions d’ailleurs s’échangent leurs termes. (...)

       (...) Cet « universel dédié », Cassin préfère, au nom des Sophistes, l’appeler un « relativisme conséquent ». Depuis Platon, on lie d’ordinaire le relativisme à la haine de la raison et de la vérité. Pas si simple, répond Cassin, dès lors qu’on envisage un relativisme spécifique, qui est celui de la traduction, mais qu’on retrouve aussi dans les tribunaux « Justice et vérité » ou « justice et réconciliation » engagés dans les pays qui ont souffert de guerres civiles, ethniques ou raciales. 

       Dans cette perspective, il n’y a pas à chercher un être sous l’apparaître, ou derrière les choses telles qu’elles se présentent. Il n’y a ni « sous », ni « au-dessus ». Il n’y a pas de point de vue de Dieu pour unifier toutes les perceptions des monades. Pourtant, toutes les opinions ne se valent pas. C’est ce pourquoi, ajoute Cassin, il faut rendre les individus et les cités capables de préférer les meilleures, par la pédagogie et la politique, qui seules peuvent rendre sensible que la meilleure option est toujours et seulement « meilleure pour... ».

       Il faut sortir, quoi qu’il en soit, des faux dilemmes : « moi ou le chaos » ? L’universalisme ou le néant ? Le relativisme ou le totalitarisme ? On pourrait multiplier les formules. Il n’en reste pas moins que l’universel abstrait produit des dégâts considérables, et que le relativisme du « tout se vaut » produit d’autres dégâts. Aussi Cassin propose-t-elle autre chose : ce relativisme conséquent qui ne hait pas la raison, mais qui se méfie de l’idéologie unique.


    A lire également sur nonfiction.fr :


    Maurizio Bettini, Eloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions anciennes (Belles Lettres, 2016)

    Yves-Charles Zarka, Jusqu'où faut-il être tolérant ? Traité de la coexistence dans un monde déchiré (Hermann, 2016)

    PHILOSOPHIE ELOGE DE LA TRADUCTION.
    COMPLIQUER L'UNIVERSEL Barbara Cassin
    Éditeur : FAYARD 258 pages /19,00 € sur
     

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    Luc Desle

    « "Un jour où il avait le blues, le chat botté botta les fesses de son maître indolent". Jacques Damboise in "Pensées sacrebleu"."Ce vendeur de shit fut arrêté pour langage grossier". Jacques Damboise in "Pensées à contre-sens". »

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