ÉDITO

   Ils luttent contre le racisme : qui peut s’en plaindre ? Ils ont raison de se mobiliser, d’alerter l’opinion, de dénoncer préjugés, agressions et discriminations. Les violences physiques ou morales motivées par l’intolérance ethnique sont suffisamment nombreuses pour que des militants prennent la défense des Noirs ou des musulmans, attaqués parce qu’ils sont noirs ou musulmans.

   Pourtant le «nouvel antiracisme» que nous décrivons pose plusieurs questions. D’abord parce qu’il est délibérément communautaire. Les musulmans défendent les musulmans, les Noirs défendent les Noirs. Ainsi chacun s’occupe de sa paroisse, de son clocher, de son origine. Au nom d’une légitime autodéfense ? Certes.

   Encore faut-il le faire aussi au nom de valeurs communes, et non de simples réflexes communautaires. Encore faut-il éviter cette malsaine concurrence des victimes qui attise les tensions au lieu de les apaiser. Les républicains qui se sont mobilisés en faveur du capitaine Dreyfus n’ont pas seulement défendu un juif. Ils ont défendu un homme parce qu’il était homme. Les plus engagés ont fondé la Ligue des droits de l’homme, qui promeut des principes généraux, abstraits, universels, autant que des individus situés avec leur histoire propre.

   Si les juifs défendent les juifs, les Noirs les Noirs, les musulmans les musulmans, qui défendra les principes communs ? Distinguer entre les victimes, n’est-ce pas les séparer, les affaiblir ? On connaît l’histoire emblématique de celui qui, face à l’oppression, ne songe qu’à sa communauté : «Quand on a arrêté les Juifs, je n’ai rien dit : je ne suis pas juif. Quand on a arrêté les communistes, je n’ai pas protesté : je ne suis pas communiste. Quand on a arrêté les socialistes, je n’ai rien fait : je ne suis pas socialiste. Etc. Quand on m’a arrêté, il était trop tard : il n’y avait plus personne pour protester.»

   La deuxième inquiétude tient à un mot : islamophobie. Certes, les musulmans sont souvent attaqués en tant que musulmans, et derrière la critique de l’islam se cache souvent un préjugé «essentialiste» imputant aux musulmans des traits communs, présentés comme négatifs, qui découleraient de leur nature profonde.

   Mais pourquoi avoir voulu à toute force imposer ce mot ambigu, «islamophobie», dont chacun voit bien qu’il porte en lui un piège grossier ? Si tous ceux qui n’aiment pas l’islam sont catalogués comme racistes, l’antiracisme est détourné de son objet. Il se mue en défense de la religion.

   Ces errements sont aussi le produit d’une théorie perverse. Le racisme anti-Noirs et antimusulman, dit-on, serait lié à un«impensé postcolonial» hérité du passé et qui affecterait peu ou prou l’ensemble de la société française. Ainsi tout Français, serait-il antiraciste, progressiste, anticolonialiste ou même musulman lui-même, serait sujet à cette mentalité inconsciente.

   Cette théorie essentialise la culture française, qualifiée de «postcoloniale» par nature, (alors que ses promoteurs se battent par ailleurs contre «l’essentialisme»), permet d’accuser de racisme à peu près n’importe quel acteur public, dès lors qu’il critique une religion. Ainsi Libération,qui a toujours soutenu la cause antiraciste, est-il traité de raciste par un exalté du Net, ancien porte-parole du CCIF.

   Ainsi on traite de raciste la ministre Laurence Rossignol, militante antiraciste de toujours, parce qu’elle a employé un mot avec maladresse. Ainsi est-il scandaleux, quoi qu’on pense de l’appel au boycott lancé par Elisabeth Badinter, d’assimiler la parole de la philosophe à une forme de racisme. Elle veut défendre l’individu émancipé contre la contrainte religieuse et la tradition, la liberté contre la communauté. Où est le crime?

   Ainsi on qualifie de raciste la loi qui prohibe les signes religieux ostensibles dans les salles de classe, alors qu’il s’agit d’une règle laïque qu’on peut contester mais qui n’a évidemment rien de «raciste». Ainsi on finit par rejeter ce qu’on appelle «l’universalisme abstrait», associé au post-colonialisme, sans se rendre compte que l’assignation permanente des hommes et des femmes à leurs origines particulières constitue l’argument principal opposé aux droits de l’homme par les conservateurs de tous les temps et de tous les pays.

   Si l’identité devient l’ultima ratio, l’intolérance communautaire n’est pas loin. N’est-ce pas un piège pour le nouvel antiracisme que d’utiliser les mêmes ressorts que l’ancien racisme ?