L’esplanade en terre du marché aux bestiaux de Shamshabad est quasiment déserte. Des buffles noirs aux cornes pointues errent sans attirer l’attention des commerçants assis dans un coin ombragé. Il y a quelques mois, ces vendeurs de bétail avaient à peine le temps de boire un thé dans le brouhaha animalier. A présent, le silence les entoure et les laisse contempler leur désolation : «Nous vendions au moins 400 bêtes par jour, mais maintenant, nous sommes contents avec 40 ou 50, lâche l’un d’entre eux. Les fermiers ont bien trop peur de venir.» Cette bourgade à forte proportion de musulmans, située à 12 kilomètres d’Agra, dans l’Etat de l’Uttar Pradesh (Nord), est frappée de plein fouet par les restrictions drastiques du commerce de bétail mises en place ces derniers mois par les gouvernements régionaux et nationaux.

   Cela a commencé fin mars. Le parti nationaliste hindou du Bharatiya Janata Party (BJP), déjà à la tête de l’administration fédérale, remporte la majorité absolue lors des élections régionales dans l’Uttar Pradesh. Cet Etat, le plus peuplé du pays avec 200 millions d’habitants, compte aussi près de 20 % de musulmans. Yogi Adityanath, un député local et prêtre hindou à la tête d’un mouvement religieux extrémiste, est alors nommé ministre en chef de l’Uttar Pradesh. L’une de ses premières mesures est d’ordonner la fermeture des abattoirs et commerces de viande qui ne respectent pas les réglementations d’hygiène. Mesure louable. Mais dans cet Etat pauvre où les règles sont peu appliquées, cela touche l’essentiel des acteurs et paralyse le secteur. (...)

   (...) Deuxième étape : fin mai, le gouvernement national amende le décret sur «la prévention de la cruauté envers les animaux» et interdit toute vente de bétail sur les marchés. Vaches, buffles ou encore chameaux sont concernés, du moins si la transaction doit les mener à l’abattoir. Désormais, les bouchers sont censés se rendre directement chez les fermiers pour acheter les animaux, alors que jusqu’à présent 95 % de ces transactions étaient réalisées sur le marché.

   Cette dernière mesure a cependant été suspendue mardi pour trois mois par la Cour suprême qui examinait le recours déposé par l’Association des exportateurs de viande, offrant un répit à ces commerçants. En attendant le retrait total de cette dernière restriction, la filière est prise en étau : d’un côté, les fermiers ne peuvent plus emmener leurs animaux au marché, et de l’autre les bouchers cessent d’exercer car leurs licences ne sont pas renouvelées. Le but de cette offensive semble idéologique : promouvoir le végétarisme tout en fragilisant les musulmans, qui exercent ces métiers, considérés impurs par les hindous.

   «Le gouvernement devrait traiter tout le monde de la même manière, mais ces dirigeants sont des religieux avant tout, s’insurge Shiraq Gutin, un marchand de viande musulman de Shamshabad, qui affirme avoir perdu 80 % de son chiffre d’affaires. Ils veulent mettre tout le monde aux épinards et aux lentilles !»

   Yogi Adityanath, végétarien et protecteur chevronné de la «vache sacrée», a défendu, il y a deux ans, des personnes accusées d’avoir tué un musulman sous prétexte qu’il aurait possédé de la viande de bœuf chez lui. Sa politique actuelle est soutenue par une partie des hindous urbains de l’Etat, qui ne sont pas touchés. Mais à la campagne, tous les éleveurs en souffrent, quelle que soit leur religion. Depuis plus d’un mois, le seul transport de bétail est devenu précaire, voire dangereux : les camions sont interceptés par les policiers qui demandent des pots-de-vin pour les laisser passer. Des militants hindouistes saccagent parfois les véhicules, suspectés de transporter illégalement des vaches vers l’abattoir, et frappent, voire tuent les conducteurs. (...)

   (...) Ces violences se répètent dans tout le pays. Soixante-et-une attaques de la sorte ont été rapportées par les médias depuis l’arrivée au pouvoir des nationalistes hindous en 2014, entraînant la mort de 23 personnes, selon le décompte du site d’information IndiaSpend. La majorité des victimes sont musulmanes, et ces agressions ont augmenté de 75 % dans les six premiers mois de l’année.

   En Inde, l’abattage de vache est très encadré, mais pas interdit dans tous les Etats, alors que celui du buffle n’est pas sanctionné. Cette répression dogmatique risque d’asphyxier une grande partie de l’économie rurale, car un Indien sur deux dépend des activités agricoles pour vivre. En outre, les récentes sécheresses ont fait chuter les rendements des terres, ce qui va déjà obliger le gouvernement de l’Uttar Pradesh à débourser près de 5 milliards d’euros pour effacer les dettes d’une partie des paysans. Le bétail devient en effet dans ce cas leur dernière ligne de survie, à condition de pouvoir vendre les animaux non productifs aux abattoirs.

   Dans le cas contraire, les fermiers n’auront plus de capital pour racheter de jeunes buffles, et la production de lait pourrait baisser, entraînant une augmentation des prix. L’Inde met également en péril sa domination de la filière : le pays est le premier producteur de lait et le plus grand exportateur de viande bovine du monde. Un commerce qui rapporte environ 3,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an et qui emploie directement 2,5 millions de personnes. (...)

   (...) Ces revenus devraient stagner après l’annulation de grosses commandes ces derniers mois, se lamente Fauzan Alavi, secrétaire général de l’Association des exportateurs de viande : «L’abattage des vaches est un sujet sensible et nous respectons cela, explique-t-il. Mais ces militants sont devenus les gardiens du buffle. Nous n’avons jamais vu une telle répression.» Des secteurs liés, tels que l’industrie du cuir, pourraient être affectés.

Le gouvernement se    défend de mener un combat idéologique : «La Cour suprême nous a demandé d’édicter des règles pour créer une différence entre un marché au bétail à des fins agricoles ou pour l’abattage,explique Nalin Kohli, porte-parole national du BJP. Les mots "interdiction du bœuf" ne sont écrits nulle part dans ce décret. Toutefois, si des problèmes pratiques surviennent, nous pouvons le modifier.» Et d’ajouter qu’en Uttar Pradesh, il était nécessaire de fermer les abattoirs qui opéraient de manière illégale et non hygiénique. (...)

   (...) En Inde, un tiers de la population est végétarienne, mais cette minorité fait maintenant la loi en Uttar Pradesh. «Pour acheter de la viande de mouton, j’ai dû appeler le numéro d’un vendeur trouvé sur Internet,confie Ritu Singh, étudiante d’Agra. Nous nous sommes retrouvés à une dizaine de kilomètres de chez moi, près d’un camion. Il m’a donné un sac noir et je lui ai passé l’argent. J’ai eu l’impression d’acheter de la drogue !» Cette hindoue se révolte contre ce diktat : «La nourriture n’a rien à voir avec la religion, mais dépend des choix individuels. Et on doit les respecter.»

   Ces restrictions sont d’autant plus troublantes que l’hindouisme antique ne proscrit pas la consommation de vache. «Dans les quatre Védas, les écrits les plus anciens [1500-900 av. J.-C., ndlr], il y a de nombreuses références à des offrandes de viande de vache aux dieux, explique Dwijendra Narayan Jha, historien et auteur du livre le Mythe de la vache sacréeC’est une manière de dire que les prêtres et les hindous en général mangeaient de la vache.» Cette pratique s’est réduite vers le Vesiècle de notre ère, car le bovin est devenu bien plus important pour l’agriculture ou le lait.

   On payait alors une amende si on voulait le tuer. «La sacralisation de la vache n’est apparue que vers la fin du XIXesiècle, affirme le professeur Jha. Et c’est le RSS [l’organisation paramilitaire hindouiste, bras militant du BJP] qui en a fait un symbole de l’identité hindoue, pour des raisons politiques. Leur objectif est de faire de l’Inde une nation hindoue, dans laquelle les musulmans et chrétiens sont étrangers. Ce combat au nom de la vache ne constitue qu’une étape dans ce but.» 

http://www.liberation.fr/planete/2017/07/11/l-inde-deterre-la-vache-de-guerre_1583174