• "Cette pensée leitmotiv finit par avoir raison de son cerveau". Jacques Damboise in "Pensées à contre-pet".

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    Pensées pour nous-mêmes:

    (TOUT ÉCHEC PORTE EN LUI

    UNE POSSIBLE RÉUSSITE)

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    accepter l’inacceptable

     François Brune 

       Mots-masques ? Mots mystificateurs ? La dérive n’en finit pas du vocabulaire dévoyé qui, sous des apparences parfois intellectuelles, souvent techniques, décervelle et dépolitise les citoyens. Le phénomène n’est pas neuf : dans les années 60, la « pacification » cachait la « guerre » en Algérie. Mais il a pris, au cours de la dernière période, une ampleur à la mesure du pouvoir des publicitaires, de la hargne de la technocratie et de l’arrogance des élites politiques en mal de consensus.

       Des lycéens français, à qui l’on demande le sens du mot idéologie, lui donnent spontanément pour synonyme idéal Des candidats au baccalauréat, face à une analyse du sport comme « entreprise de dépolitisation », croient y lire un éloge au premier degré : vive le sport, qui fait oublier la politique, ses problèmes et ses magouilles ! Des étudiants n’arrivent pas à comprendre la différence entre la politique et le politique : eux-mêmes victimes du phénomène, ils ne sauraient voir en quoi les dérives de la politique ont fait perdre à leurs concitoyens la conscience du politique…

       Cette profonde dépolitisation, attestée encore par le nombre de jeunes non inscrits ou par la volatilité des intentions de vote à l’élection présidentielle, a de multiples causes (1). L’une d’elles, pas la moindre, est sans doute dans l’usage mystifiant que font des mots les acteurs de la classe politico-médiatique.

       Le mot communication, par exemple, il y a une vingtaine d’années, avait encore le sens globalement positif d’échange d’informations entre interlocuteurs de même niveau. Bien vite, les publicitaires l’ont monopolisé pour couvrir leur entreprise unilatérale de propagande. Les politiciens ont suivi, substituant à la réalité de l’action politique l’obsession des images que les médias pouvaient en donner. Ce brouillage n’a pas manqué d’égarer le public. Aujourd’hui, l’opinion mystifiée peut à la fois penser d’un gouvernant qu’il est un excellent ministre et qu’il ne peut rien faire contre le chômage (2).

       Devant ce type de distorsion, un journaliste estime qu’il faut « mener un combat contre la communication tous azimuts ; sinon, l’information finira noyée dans la communication ». Mais voici que l’énoncé de cette idée juste, dans sa formulation même, vient consacrer l’usage perverti du mot « communication » ! Pour un jeune citoyen, comment s’y retrouver ?

       Le mot consensus jouit lui-même d’une considération usurpée. Il se veut le point culminant de la démocratie, celui où tous s’accordent sans que personne soit forcé ; en réalité, il en est la falsification. L’idéologie du « consensus » vise à éliminer dans tous les domaines l’opposition, le débat, la délibération proprement politiques. Elle présuppose l’existence secrète d’un assentiment collectif qu’il suffit de « révéler » pour que chacun s’y rallie. Cela devient vite un principe d’intimidation majoritaire qui ferme la bouche aux mal-pensants. Le pouvoir habile, dès lors, n’a plus qu’à présenter ses choix comme l’expression d’un consensus - généralement fabriqué par les sondages ; et le citoyen devra suivre. Hors du consensus, point de salut !

       Idem pour l’usage mystifiant du mot dialogue. C’est pour camoufler des décisions autoritaires qu’on se donne le plus souvent des allures d’ouverture. Dialogue masque conflit. Comme l’ont montré les révoltes étudiantes relatives au contrat d’insertion professionnelle (CIP), puis à l’avenir des instituts universitaires de technologie (IUT), le gouvernement de M. Edouard Balladur n’a appelé au dialogue qu’après s’être montré incapable d’écouter… Venez donc dialoguer ; il y avait malentendu ; notre texte était mal rédigé, etc.

       De la même manière, le verbe rassembler, dont abusent les candidats qui se disputent un même électorat, ne sert plus qu’à voiler son contraire, l’action de diviser. On prendra bientôt ces termes pour des synonymes…

       Rassemblement, dialogue, consensus, communication : tous ces mots, et bien d’autres, employés pour masquer les réalités au point d’en signifier le contraire, font oublier les enjeux profonds du politique comme lieu du projet collectif, du débat sur le possible, de l’engagement au service de la cité, de la lutte pour le bien commun, etc. Il s’agit là de bien autre chose que des phénomènes d’euphémisation à la mode américaine (le « politiquement correct ») ; il s’agit d’un langage qui empêche de prendre conscience d’un ordre sociopolitique dont l’analyse pourrait conduire à la révolte. « L’orthodoxie, c’est l’inconscience », disait George Orwell (3).

       Très généralement, la dépolitisation par le discours s’effectue selon trois modalités : le langage de la nature, le langage de la morale, le langage de la fonction. (...)

       (...) Présenter les choses comme naturelles est un moyen éprouvé pour dissimuler leur caractère politique. L’une des premières démarches des amis de M. Edouard Balladur a été de présenter le premier ministre français comme « candidat naturel » à la présidence, comme s’il eût été malséant de suspecter chez cet homme une quelconque ambition politique ! En vérité, Georges Pompidou, tout comme M. Jacques Chirac, M. Valéry Giscard d’Estaing, et tant d’autres, ont tous été, ou sont tous des candidats « naturels », sans oublier M. Alain Juppé, parachuté à la mairie de Bordeaux, qui fait état d’un « choix du coeur » et d’un besoin de « se ressourcer »Le recours à la « nature », comme Roland Barthes l’a montré dans son essai Mythologies (4), est un artifice idéologique qui vise à innocenter des réalités qui n’ont rien de naturel.

    http://www.cgtcg08.com/article-ministre-de-l-education-l

    es-enfants-ne-lui-disent-pas-merci-83486459.html

       Cette naturalisation du politique s’effectue souvent par le biais des métaphores. Que l’on déplore les « tempêtes monétaires », la « maladie du chômage » ou les « fractures sociales », on présente le monde humain et ses victimes comme un ordre des choses dont toute responsabilité politique est absente, ce qui en interdit à la fois l’analyse et la contestation. Les images biologiques sont devenues de plus en plus fréquentes : des expressions comme « muscler l’économie », « dégraisser les entreprises » ont admirablement décrit, en termes de salubrité, les licenciements économiques. Il n’y a pas longtemps, le gouvernement de M. Michel Rocard préparait, dans le même esprit, une « loi de respiration du secteur public ». Et quotidiennement, à la télévision, on entend présenter les minutes rituelles de conditionnement commercial en ces termes : « Maintenant, nous allons respirer avec une page de publicité »… (...)

       (...) Les mots-valeurs sont une noble couverture pour légitimer des politiques dont on ne dit pas ce qu’elles seront. L’avantage des intentions humanistes et des orientations bienveillantes, en guise de programmes ou de priorités, c’est que nul ne peut aller contre. L’accord sur les mots (justice, liberté, France, conviction, fraternité) vient forcer l’accord sur les choses (les choix effectifs enrobés de ces mots). En mobilisant même des termes religieux ( « croire en la France », « ressusciter l’espoir » ), le discours « politique » tend à se muer en langage mystique pour leurrer l’électeur idéaliste.

       Le problème est que ces mots s’usent vite et supposent, chez ceux qui les affichent, des conduites privées irréprochables (5). Qu’importe, on y revient, on en invente… L’un des derniers mots à la mode a été le terme d’ équité, venu remplacer soudain les concepts d’égalité et de justice (6). Opération doublement pernicieuse. D’une part, l’équité était censé justifier la notion d’inégalité dynamique au service de l’économie, ce qui est quelque peu violent ; d’autre part, une fois de plus, l’invocation d’une valeur, présentée comme projet, revenait à légitimer d’avance des choix politiques qui, par nature, sont discutables et imparfaits. « Invoquer l’équité, note Nicolas Tenzer, c’est chercher un fondement irrécusable à une politique qui procède par nature d’un choix, et non d’une vérité révélée. En tant qu’idéologie, l’équité présente comme apolitique ce qui est, par définition, politique (7). » (...) 

       (...) Le discours technocratique, quant à lui, traduit ses options, dont les conséquences sont toujours humaines, en termes d’autant plus inattaquables qu’ils semblent purement fonctionnels. Déréglementation, délocalisation, logique économique, flexibilité, restructuration et, plus généralement, les termes propres à l’économisme ambiant ont pour objet d’enfermer les choix politiques, les réalités sociales, dans une vision technicienne du monde. La grande mécanique socioprofessionnelle se présente comme un ensemble de problèmes-solutions techniques. Pas question d’y montrer les humains broyés par les rouages : ce sera l’objet de l’autre registre, celui du discours moral précédent, qui déplorera confusément « les maux qu’engendrent les sociétés modernes » ou la « déshumanisation » du monde contemporain.

       A ce langage appartiennent les chiffres, les statistiques, les pourcentages qui dépossèdent les citoyens de ce qu’on peut appeler une conscience existentielle de la situation politique. On peut en dire autant de l’abus des sigles en tous genres, qui déréalisent les choses humaines en alignant des lettres abstraites. Le mot même de dysfonctionnement, de plus en plus employé, vide de leur sens politique les défaillances qu’il qualifie : d’une part, il dédramatise par son caractère abstrait les situations humaines qu’il couvre ; d’autre part, il laisse entendre que les réalités déplorées relèvent d’une causalité purement technique à laquelle la technique peut remédier, masquant ainsi la responsabilité des responsables, ou la faillite de leurs stratégies.

       Tous ces langages aboutissent, à la longue, à dépolitiser, aux yeux des gens, l’homme politique lui-même. Trop soucieux de son image médiatique, tout occupé à innocenter son pouvoir, celui-ci finit par faire douter de l’action politique elle-même. Le comble de la mystification est atteint lorsque nos dirigeants font état publiquement de leur for intérieur : compassion formelle, humanisme au grand coeur (l’évocation de la crise), sentiments désintéressés, convictions profondes, credo prophétique (le chant des promesses). Trop de responsables préfèrent le langage qui s’apitoie au discours qui analyse. On entend trop déplorer le sort des exclus, pas assez dénoncer les mécanismes de l’exclusion. Cela conduit à une double dépolitisation de l’opinion : qu’elle soit complètement mystifiée ou qu’elle bascule dans l’incrédulité totale, elle demeure sans prise sur la réalité politique qui la concerne.

       Auteur du Bonheur conforme. Essai sur la normalisation publicitaire, Gallimard, 1985, et de Les médias pensent comme moi ! Fragments du discours anonyme. L’Harmattan, Paris, 1993.

    (1Parmi ces causes, il y a la médiatisation de la « vie politique ». Lire François Brune, « Néfastes effets de l’idéologie politico-médiatique », Le Monde diplomatique, mai 1993.

    (2Sondage, Télérama, 18 janvier 1995.

    (3Dans 1984. Les autorités, dans ce roman, on s’en souvient, refont le langage, suppriment les mots marqués ou marquants, inventent des mots ambivalents qui peuvent signifier le contraire des réalités qu’ils évoquent : le citoyen docile ne doit plus croire qu’au langage officiel.

    (4Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, Paris, 1957.

    (5Les « affaires » semblent avoir soudain « re-politisé » les choses, en découvrant les pratiques que cachent les discours politiques. En fait, elles n’ont fait qu’accentuer l’écoeurement des citoyens déjà dépolitisés : pourquoi s’engager dans ce « monde pourri » que rien ne peut changer ?

    (6 Cf. Rapport sur Les défis de l’an 2000, la Documentation française, Paris, 1994.

    (7 La Croix, 10 février 1995.

    https://www.monde-diplomatique.fr/1995/05/BRUNE/6268

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    Luc Desle

    « "Avec ces économies soi-disant indispensables, on avait droit à la philosophie dans le mouroir". Jacques Damboise in "Pensées à contre-pet". "Il était donneur de leçons, mais acceptait d'être payé de la main à la main". Jacques Damboise in "Pensées blub". »

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