Vous connaissez les statistiques. L’inégalité du revenu aux États-Unis n’a pas été aussi prononcée depuis plus d’un siècle. Dix pour cent des plus riches détiennent 50 % des revenus du pays, et 1 % détient 20 % des revenus du pays. Un quart des travailleurs américains ont des salaires inférieurs à 10 $ de l’heure, ce qui les place sous le seuil de pauvreté, alors que le revenu du PDG moyen d’une grande entreprise est plus de 300 fois supérieur au salaire de son employé moyen, une augmentation massive étant donné que dans les années 1950, le PDG moyen gagnait 20 fois plus que son employé. Cette inégalité des revenus est mondiale ; 1 % de la population mondiale contrôle 40 % de la richesse mondiale. Et la situation s’aggrave.
Quelles seront les conséquences économiques et politiques de cette inégalité ? Jusqu’à quel point la situation va-t-elle empirer avec l’imposition de programmes d’austérité et d’un nouveau code fiscal qui réduit les taux d’imposition des sociétés, permettant aux entreprises de thésauriser ou de racheter leurs propres actions au lieu d’investir dans l’économie ? Comment allons-nous survivre alors que les primes d’assurance-maladie augmentent constamment et que les programmes sociaux et d’aide sociale tels que Medicaid, les subventions Pell et les coupons alimentaires sont réduits ? De plus en vertu de la révision du code des impôts signée par le président Trump en décembre, les taux vont augmenter à long terme pour la classe ouvrière. Au cours de la prochaine décennie, la révision coûtera environ 1 500 milliards de dollars au pays. Où cela va-t-il s’arrêter ?
Nous vivons dans un nouveau féodalisme. Nous avons été dépossédés du pouvoir politique. Les travailleurs sont piégés dans des emplois subalternes, contraints de s’endetter lourdement et de recevoir des salaires stagnants ou en baisse. La pauvreté chronique et les conditions d’exploitation au travail dans de nombreuses régions du monde, et de plus en plus aux États-Unis, reproduisent l’enfer enduré par les ouvriers à la fin du XIXe siècle. La capture complète des institutions dirigeantes par les entreprises et leurs élites oligarchiques, y compris les deux partis politiques dominants, les tribunaux et la presse, signifie qu’il n’existe plus aucun mécanisme par lequel nous pouvons réformer le système ou nous protéger contre les abus croissants. Nous nous révolterons ou deviendrons des esclaves du XXIe siècle, forcés de vivre dans la misère et brutalement opprimés par la police militarisée et le système de sécurité et de surveillance le plus sophistiqué de l’histoire humaine tandis que les oligarques au pouvoir continuent à se vautrer dans une richesse et une opulence inimaginables.
« Le nouveau code fiscal est d’un excès explosif », m’a déclaré l’économiste Richard Wolfflors de notre entretien à New York. « Pendant 30 ou 40 ans, les sociétés ont payé moins d’impôts que jamais. Elles ont gagné plus d’argent que jamais. Elles ont pu faire stagner les salaires alors que la productivité du travail augmentait. D’un point de vue historique, c’est le pire moment pour leur accorder un autre gros cadeau, encore plus aux dépens des personnes même dont les salaires ont stagné. Leur accorder une telle réduction d’impôt, qui passe essentiellement de 35 % à 20 %, revient à une réduction de 40 %. Ce genre d’excès fou rappelle les [rois] de France avant la Révolution française, lorsque le niveau d’excès atteignit une dimension sociale explosive. Nous en sommes là. »
Lorsque le capitalisme s’est effondré dans les années 1930, la classe ouvrière a réagi en formant des syndicats, en faisant grève et en protestant. Les ouvriers se sont dressés, pouvoir contre pouvoir. Ils ont forcé les oligarques à réagir avec le New Deal, qui a créé 12 millions d’emplois financés par le gouvernement, la sécurité sociale, le salaire minimum et les indemnités de chômage. L’infrastructure du pays a été modernisée et entretenue. À lui seul, le Civilian Conservation Corps (CCC NDT: Corps civil de protection de l’environnement) employait 300 000 travailleurs pour créer et entretenir les parcs nationaux.
« Le message de la classe ouvrière organisée était sans équivoque », m’a dit M. Wolff. « Soit vous nous aidez à traverser cette dépression, soit il y aura une révolution. » Les programmes du New Deal ont été payés en taxant les riches. Même dans les années 1950, sous la présidence d’Eisenhower, le taux marginal le plus élevé était de 91 %.
Les riches, furieux, ont mené une guerre pour défaire ces programmes et rétablir l’inégalité sociale qui les rend riches à nos dépens. La boucle est bouclée. Les dissidents, les radicaux et les critiques du capitalisme sont à nouveau qualifiés d’agents des puissances étrangères et éliminés des universités et des ondes. Le mouvement ouvrier a été démantelé, notamment par le biais de lois dites de droit au travail qui interdisent les accords entre syndicats et employeurs. Les derniers règlements encore en vigueur pour contrecarrer le pillage et la pollution des entreprises sont supprimés.
Bien que le gouvernement soit le seul mécanisme dont nous disposons pour nous protéger contre les oligarques prédateurs et les sociétés, les riches nous disent que le gouvernement est le problème, pas la solution. L’austérité et un budget militaire hypertrophié et incontrôlable, ainsi que la privatisation des services et des institutions publics comme les équipements collectifs et l’éducation publique, sont la voie, nous rassure-t-on, vers la croissance économique. Et c’est l’escroc en chef et ses amis milliardaires de l’industrie des combustibles fossiles et de la guerre et d’ailleurs à Wall Street, qui président à cet assaut et à cette kleptocratie effrénée.
Les élites mitonnent des statistiques mensongères sur une reprise après le krach financier mondial de 2008. Pour recueillir des statistiques sur le chômage, par exemple, les agents du gouvernement posent deux questions aux gens : Vous travaillez ? S’ils répondent « oui », ils sont considérés comme employés même s’ils ont un emploi temporaire dans lequel ils ne travaillent qu’une heure par semaine. S’ils disent « non », on leur demande s’ils ont cherché du travail. S’ils n’ont pas cherché de travail au cours des quatre dernières semaines, ils sont magiquement rayés des listes de chômeurs. Et puis il y a la longue liste de ceux qui ne sont pas comptés comme chômeurs, comme les prisonniers, les retraités, les conjoints à la maison et les étudiants du secondaire et des universités qui souhaitent avoir un emploi. Le recours aux « faits alternatifs » n’a pas commencé avec Donald Trump.
« Il n’est pas nécessaire d’être un génie de la statistique pour comprendre qu’au cours des dix dernières années, un nombre important de personnes a renoncé à chercher parce que c’est trop écœurant », m’a expliqué Wolff. « Les emplois qu’on leur offrait étaient inférieurs à ce qu’ils avaient avant ou si précaires que cela rendait leur vie familiale impossible. Ils sont retournés à l’école, sont entrés dans l’économie souterraine ou ont commencé à vivre aux crochets de leurs amis, parents et voisins. »
« La qualité des emplois, la sécurité, les avantages sociaux et l’impact sur la santé physique et mentale ont dégringolé à mesure que les salaires stagnaient », a-t-il poursuivi. « Nous ne sommes pas en convalescence. Nous sommes en déclin continu, ce qui, soit dit en passant, est la raison pour laquelle M. Trump a été élu. C’est ce qui arrive au capitalisme en Europe occidentale, au Japon et aux États-Unis. C’est pourquoi une classe ouvrière en colère cherche des moyens d’exposer et de changer sa situation. »
« La société a une responsabilité envers elle-même », selon M. Wolff. « Si le secteur privé ne peut pas ou ne veut pas gérer cela, alors le secteur public doit intervenir. C’est ce que [Franklin] Roosevelt a dit lorsqu’il est passé à la radio : “S’il y a des millions d’Américains qui ne demandent rien d’autre qu’un emploi, et que le secteur privé ne peut pas le leur fournir, alors c’est à moi de le faire. Qui d’autre va le faire ? Si nous réduisons les prestations d’aide sociale, nous rendons les gens dépendants du secteur privé. Qu’advient-il des gens qui se retrouvent dans un secteur de capital privé qui ne peut et ne veut pas fonctionner d’une manière socialement acceptable ?” »
« Au lieu de créer une classe moyenne, elle polarise tout », a-t-il dit au sujet de l’inégalité. « Cela permet aux cadres supérieurs de devenir complètement fous avec leurs salaires. Ils sont payés au-delà de ce qui est raisonnable, au-delà de ce que leurs collègues capitalistes reçoivent dans d’autres parties du monde. Il y a un effondrement de la capacité d’acheter des choses. Une entreprise qui économise tout cet argent grâce à une réduction d’impôt de M. Trump ne va pas dépenser son argent à embaucher du personnel, à acheter des machines, à produire davantage. Ils ont du mal à vendre ce qu’ils produisent déjà.
Ils appauvrissent les gens auxquels ils vendent leurs produits. Que font-ils de l’argent ? Ils le prennent et se paient eux-mêmes. Ils se donnent des salaires plus élevés. Ils rachètent leurs propres actions, ce qu’ils sont légalement autorisés à faire. Cela fait grimper le prix de l’action. Leur rémunération [personnelle] est liée à l’évolution du cours de l’action. Aucun emploi n’est créé. Aucune croissance n’est créée. Le prix des actions augmente même si la viabilité de l’entreprise – à cause de l’effondrement de son marché – est en déclin. »
« Le capitalisme se vide de lui-même », a-t-il dit. « Les capitalistes refusent d’affronter cette réalité parce qu’ils font de l’argent, pour un temps. C’est la même logique que les monarques avant la Révolution française, qui construisaient le fantastique château de Versailles sans comprendre qu’ils creusaient leurs propres tombes dans ces beaux jardins. »
Les élites détournent l’attention de leur pillage en accusant des pays étrangers comme la Chine ou les travailleurs sans papiers de la ruine économique de la classe ouvrière.
« C’est un stratagème classique de politiciens malhonnêtes aux prises avec un problème qu’ils ont eux-mêmes créé, d’accuser les autres », a dit Wolff. « Nous prenons les 10 ou 11 millions d’immigrants pauvres de ce pays au statut juridique douteux et nous les diabolisons. On les fait passer pour des boucs émissaires. Ils n’expliquent pas les difficultés de cette économie. Les expulser ne change pas fondamentalement la dynamique de l’économie. C’est enfantin de le montrer. Mais c’est un bon scénario, “Je cogne sur l’étranger”. »
« Les tarifs douaniers sont une autre façon de cogner sur l’étranger », a poursuivit poursuit Wolff. « Le tarif est une punition pour les autres. De nos jours, l’épouvantail de service, c’est la Chine. Ce sont eux les méchants. C’est ce qu’ils font. J’aimerais rappeler deux ou trois choses à propos de ces tarifs. D’abord, historiquement, ils ne fonctionnent pas très bien. Ils sont très facile à contourner. Par exemple, nous avons imposé des droits de douane sur l’acier en provenance de Chine. Que font les Chinois ? Ils concluent un accord avec les Canadiens, les Mexicains, les Coréens ou les Européens. Ils leur vendent et eux le revendent ici. C’est sur le même bateau que ça arrive ici. Seul le drapeau différent à l’arrière. C’est puéril. C’est bien connu. »
« Ensuite c’est le théâtre politique », a-t-il dit. « Ça ne change pas grand-chose. Par exemple, une bonne moitié des marchandises en provenance de Chine proviennent de filiales de sociétés américaines qui sont parties en Chine au cours des 30 dernières années pour produire pour le marché américain. Vous les touchez en fermant leur marché. Ils vont être en colère. Ils vont perdre leurs investissements. Ils vont prendre des mesures correctives. Tout cela est négatif pour l’économie américaine. C’est bizarre. »
« Enfin, les Chinois, dont les politiciens ne sont pas si différents des nôtres, devront prendre position en retour et riposter », a-t-il dit. « Ils ciblent déjà nos produits agricoles. C’est le chaos. Les États-Unis, lorsque nous étions encore un jeune pays, ont été accusés par les Britanniques et les Européens de voler leur technologie et leur propriété intellectuelle. Il n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui de partager la propriété intellectuelle. Les Chinois ont fait leur part en tant qu’économie en plein essor. Ce n’est pas nouveau. Ce n’est pas effrayant. Cela fait partie du fonctionnement du capitalisme. S’indigner soudain comme s’il se passait quelque chose de spécial, c’est malhonnête. »
Il n’y a pas de discussion dans les médias contrôlés par les entreprises sur les effets de notre capitalisme d’entreprise incontrôlé. Les travailleurs endettés, incapables de payer des soins de santé et d’autres coûts de base sans cesse croissants, piégés dans des emplois mal rémunérés qui font de la vie une longue course pour pallier aux urgences, sont rendus invisibles par les médias, qui nous divertissent avec des commérages sur des acteurs pornos, des stars de la Télé-réalité et se consacrent au culte des célébrités. Nous négligeons la réalité à nos risques et périls.
« Nous avons donné carte blanche à un système capitaliste parce que nous avions peur d’en débattre », a conclu M. Wolff. « Quand vous donnez un laissez-passer à une institution, vous créez les conditions pour qu’elle pourrisse juste derrière sa façade. C’est ce qui se passe. »
Source : Truthdig, Chris Hedges, 26-08-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.