Estomaquée ! L’information m’est parvenue, mais je n’y ai vraiment pas cru. Ça semblait trop gros pour être vrai. Cela ne pouvait l’être, ou alors nous avions été happés par un trou de ver et avions atterri à une époque qui se rapproche plus du Moyen-âge que du XXIe siècle. Il ne pouvait s’agir que d’une intox de mauvais goût, mais ce n’en était pas une ! Deux ados, deux jeunes lycéens, ont commis un crime immonde qui a nécessité de mobiliser l’appareil judiciaire afin de prononcer une sanction. Il le fallait, une telle atrocité ne devait pas rester impunie. Il fallait qu’ils paient pour leur délit, qu’ils assument leur responsabilité, qu’ils rendent des comptes à la société.

   En Tunisie de l’an 2018, c’est un crime que des jeunes s’aiment et le montrent. C’est une atteinte à la sacrosainte morale et aux bonnes mœurs que de se donner des bisous. Oui. Des ados ont été surpris par le gardien du lycée en train de s’embrasser. Un scandale rapidement rapporté à la direction de l’établissement qui s’est empressée de rédiger un rapport et de le soumettre à la direction régionale.

   Au final, le Tribunal de première instance de Tunis a prononcé [jeudi 27 septembre] un verdict exemplaire, 6 mois d’emprisonnement et une amende de mille dinars [soit environ 310 euros]. Les lycéens ont porté atteinte à la pudeur, ils ont commis un acte de débauche. Ils devaient être châtiés. Il fallait que leur année scolaire soit chamboulée, que leur avenir soit détruit, que leurs rêves et premiers émois soient entachés par le sceau de la honte.

   Qu’est ce qui fait qu’une direction d’un établissement scolaire défère une affaire, si tant est qu’on puisse la qualifier comme telle, devant la justice ? Un bisou échangé dans l’enceinte d’un lycée requiert-il une réaction aussi extrême des responsables de l’établissement ? Ne pouvaient-ils réunir un conseil de discipline pour traiter “le scandale” en interne ? Mais non, ils devaient se poser en gardiens de la morale, en protecteurs des jeunes gens contre la débauche et les tentations. Ils se devaient d’endosser le rôle d’une police des mœurs à cheval sur une éducation marquée par la pudibonderie.

   Il fallait aussi donner l’exemple ; saper toute velléité d’exprimer une marque d’amour aux autres ados. Une marque d’amour la plus naturelle au monde, celle d’étreindre son amoureux ou son amoureuse à un âge où l’on se cherche et où l’on découvre les premiers émois.

   Les deux lycéens ont été jugés sur la base des articles 226 et 226bis du code pénal tunisien. Un code bourré de dispositions arbitraires, liberticides, contraires à la nouvelle Constitution et aux libertés individuelles qu’elle est censée protéger et garantir. Ce fameux article qui évoque les sanctions prévues en cas d’atteintes aux bonnes mœurs, n’interdit pourtant pas explicitement les baisers.

   Un texte assez vague qui ouvre une brèche à toutes les interprétations possibles. “Est puni de six mois d’emprisonnement quiconque se sera, sciemment, rendu coupable d’outrage public à la pudeur, ou porte publiquement atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique. Qui définit donc la notion de bonnes mœurs ? Sachant que tout est relatif, la loi laisse dans ce sens une marge de manœuvre et d’interprétation assez large à toute une ribambelle de personnes, allant du policier qui arrête les “coupables”, au procureur et en passant par le juge.

   L’administration du lycée a jeté en pâture deux ados à une société qui se gargarise des détails coquins d’autrui, qui se nourrit des potins d’ordre personnel. Ce ne sont pas des délinquants, ils n’ont rien volé, ils n’ont agressé personne et pourtant ils se retrouvent sur le banc des accusés pour un simple bisou. En même temps, on tolère toutes sortes d’incivilités dans l’espace public. Bagarres, agressions, harcèlements, insultes, racket, désordre, corruption – la liste est bien longue – sont monnaie courante. Mais un baiser échangé entre deux jeunes, le fait de manifester son amour, c’est l’horreur absolue, ça ne peut que menacer l’ordre public et la sérénité des citoyens.

   Le malheur de ces ados nous renvoie face aux tabous qui gangrènent notre société. Une société plongée dans les méandres d’une culture sclérosée où les traditions s’entremêlent à une religiosité qui exclut toute expression du corps ou de la sexualité, où s’embrasser en public s’apparente à un sacrilège et où la frustration et la répression des désirs les plus naturels sont la norme. Alors faites la guerre, pas l’amour !