« Je me suis rendue sur la ZAD au printemps 2016, il y a deux ans. J’ai été impressionnée par le mélange des gens – il y avait plus de vieux et plus de femmes qu’on en trouve en général dans ce genre d’endroits – et aussi le mélange des activités.
Quand nous sommes arrivés à Saint-Jean-du-Tertre, la discussion n’a pas démarré tout de suite car il y avait un troupeau de vaches à déplacer d’un bout à l’autre de la ZAD. Puis des chevaux se sont échappés et on est allés les chercher. De retour à la ferme, c’était l’heure où le pain sortait du fourneau et il fallait aussi attendre les militants qui rentraient de Paris où ils avaient participé aux manifestations contre la loi Travail. Finalement la discussion a eu lieu dehors, autour du fourneau, car la bibliothèque du premier étage n’avait pas encore été construite. (...)
J’avais été invitée par des membres du collectif «Mauvaise Troupe» à parler de mon livre sur «l’Imaginaire de la Commune», qui venait de paraître en français. Comment construire des «formes communes»? Telle était la question qu’ils se posaient et ils avaient notamment retenu le titre original de mon livre, «Communal Luxury»: le luxe communal. C’était une formule qui circulait pendant la Commune chez le monde des artistes et des artisans: faire en sorte non pas de partager le gâteau en parts égales, mais de partager le meilleur. (...)
(...) Parmi l’assistance, certains avaient une formation littéraire poussée et d’autres étaient des autodidactes. Au niveau de la ZAD, il y a eu bien sûr des tensions. Régulièrement, en assemblée générale, les diplômés se voyaient reprocher la facilité avec laquelle ils parlaient, au risque d’écraser les autres, même sans le vouloir.
Une autre ligne de fracture opposait les paysans historiques et les «naturalistes», pour qui l’homme doit cesser d’intervenir sur la nature: il ne fallait plus toucher une branche dans la forêt. Un autre litige, plus anecdotique, portait sur les chiens. Pour certains, dans une ZAD, tout le monde est libre, donc les chiens aussi; pour d’autres, ils dérangeaient les troupeaux. (...)
(...) J’y suis retourné six ou sept fois, pour le plaisir. J’aime le rapport au temps qui s’éprouve là-bas. Cela n’a rien à voir avec la temporalité du capitalisme. Sur la ZAD, on travaille énormément, mais pas pour un salaire, et cela change tout. Il faut s’occuper des animaux, des cultures, des enfants. Ils sont tout le temps occupés à construire, agrandir, réparer leurs lieux de vie.
Ils ont aussi construit des bâtiments collectifs, ainsi que des installations ludiques, notamment un phare. Un phare en plein bocage, que l’on érige et que l’on entretient avec soin : voilà l’exemple d’un luxe communal ! (...)
(...) Les journées sont également occupées par les activités politiques et culturelles. C’est ce que «Mauvaise troupe» appelle l’activité de «composition»: prendre du temps pour vivre ensemble, avec toutes ces sensibilités. Cela passe par des AG, qui peuvent durer jusqu’à 6 heures. Vu de loin, on peut être tenter d’en sourire, mais quand vous vivez ces moments sur place, vous ressentez de l’admiration pour l’énergie mise à inventer une vie différente.
Je vois une liberté formidable dans leur façon d’assumer une forme de «pauvreté». Ils limitent leurs besoins, privilégient le travail collectif, apprennent à être autonomes. En compensation, une richesse de vie leur est donnée; et on pense bien sûr aux communautés précapitalistes, ou encore aux communautés franciscaines, mais sans la dimension religieuse.
On mange très bien à la ZAD, sauf quand la nourriture manque, et les gens aiment faire la cuisine ensemble. Je dormais dans une caravane. L’hiver, c’était parfois glacial, mais d’autres lieux sont chauffés. Le gouvernement a prétendu que c’était un endroit dangereux. Comme partout, il peut y avoir des individus qui posent des problèmes, mais ils ont un système de médiation: chaque mois, douze personnes sont tirées au sort pour être médiateurs. (...)
(...) Cette accumulation d’expériences, de solidarités, de partages, constitue au fond le bien le plus précieux de la ZAD. On commence par défendre une terre et peu à peu, ce que l’on fait ensemble devient aussi important que cette terre. Bâtir des solidarités entre gens différents est vraiment ce dont nous avons besoin aujourd’hui. (...)
J’étais à la Rolandière quand l’abandon du projet a été annoncé. Tout le monde se pressait pour voir les images de cette décision historique sur un minuscule écran d’ordinateur. Nous avons fait le tour de la ZAD pour remercier les agriculteurs qui ont participé à la lutte, avant d’organiser une grande fête.
Mais après, l’Etat a cherché à diviser les zadistes. Bien sûr, il y avait des désaccords internes sur l’avenir. Certains étaient pour trouver un compromis avec l’Etat, d’autres adoptaient une position radicale, un anarchisme pur, au risque de l’impuissance. Au lieu de trancher à la majorité ou de se disperser dans le chacun-pour-soi, ils ont cherché une position médiane, les discussions ont pu être pénibles et nécessitait du temps. C’est toujours cette idée de la «composition». Mais l’Etat ne voulait pas de cette expérience-là.
Ce qui s’est passé la semaine dernière est dramatique. Que de pollution, que de gaz, que de boue partout ! Les gendarmes n’ont pas seulement démoli, ils ont sali. Même les bêtes se sont pris des lacrymos et errent dans la forêt. Tout se passe comme si l’Etat, faute d’avoir pu construire son aéroport, avait quand même réussi à saccager le bocage. De quoi Emmanuel Macron a-t-il donc peur pour agir avec une telle violence? Ma réponse est que, aujourd’hui, vivre autrement, librement, un peu hors du système, constitue une menace pour le néolibéralisme. (...)
(...) Il faut défendre ces espaces «hors système». La gauche radicale brandit souvent le mot «résistance». Mais résister, c’est admettre que l’on a déjà perdu et que l’on a en face de soi une puissance énorme, invincible. Je préfère l’idée de «défense», qui est au cœur de l’expérience de la ZAD: on défend quand on a déjà quelque chose, qu’on y tient, qu’on le chérit. La ZAD n’était pas une utopie, mais une communauté qui fonctionnait depuis dix ans. Voilà ce que le gouvernement français a voulu détruire. (...)
(...) Ce même gouvernement m’avait contacté en octobre dernier, par l’intermédiaire de Sylvain Fort, conseiller «Discours et Mémoire» d’Emmanuel Macron. Il voulait que je vienne à l’Elysée lui parler de 68. "A l’occasion du cinquantenaire de Mai 68, le Président envisage de participer à la réflexion nationale qui ne manquera pas de se déployer tout au long de l’année», m’a écrit sa collaboratrice. Dans ce mail, les événements 68 étaient associés à des thèmes comme «modernisation», «impasses» ou encore «l’éventuelle pénurie d’utopies qui en a peut-être résulté.»
C’est le récit classique selon lequel 68 aurait épuisé et enterré les dernières illusions révolutionnaires et que désormais, faute d’alternative, il faudrait renoncer à changer le monde. Dans mon travail d’historienne, j’ai au contraire montré que 68 a inventé de nouvelles formes d’actions, dont des mouvements comme Notre-Dame-des-Landes se nourrissent encore aujourd’hui. Je ne crois pas à l’idée de l’impasse et j’ai donc décliné la proposition de l’Elysée.
Par la suite, j’ai vu que votre président avait renoncé à s’exprimer lors du cinquantenaire. Je crois qu’il a bien fait. Car se revendiquer de l’héritage du soulèvement de mai tout en envoyant des blindés à Notre-Dame-des-Landes aurait été le comble de ce que 68 craignait le plus: le cynisme récupérateur.»
Kristin Ross, bio express
Professeur émérite à New York University, Kristin Ross est spécialiste de l’histoire culturelle et politique française aux XIXème et XXème siècle et vient de publier en anglais «Contrées», du collectif Mauvaise Troupe. En français, on peut lire notamment: «Mai 68 et ses vies ultérieures» (2005) et «L’Imaginaire de la Commune» (2015).
https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180413.OBS5151/macron-revait-de-celebrer-mai-68-puis-il-a-envoye-des-blindes-sur-la-zad.html