“L’État est inexistant dans nos villages. Il ne se souvient de nous que quand il nous envoie les gendarmes pour nous remettre les convocations du service militaire.” Celui qui a le loisir de sillonner ces contrées de Kabylie sera certainement marqué par sa beauté sauvage, mais pas uniquement. En mai dernier, la wilaya a vu le lancement du projet Ayla Tmurt [Richesse et ressources], qui consiste en une convention intercommunale pour le développement local entre sept de ses communes. Ou comment mutualiser ses ressources pour assurer son propre développement. Une notion d’entraide et de solidarité qui se décline jusque dans les villages.

   Car ici les habitants souffrent en été comme en hiver. Selon les saisons, les températures sont insupportables. En été on suffoque, alors que l’hiver est vraiment rude. Le froid est glacial et la neige atteint souvent plus de 1 mètre de hauteur. La plupart de ces villages sont difficiles d’accès. Les routes sont, pour certaines, impraticables, mais ce n’est guère ce dont se plaignent les habitants de cette partie de la Kabylie. “En termes de développement local, beaucoup de nos villages se retrouvent livrés à eux-mêmes. Nous sommes obligés de nous débrouiller avec nos propres moyens pour pouvoir survivre dans ces régions montagneuses et isolées”, explique un sexagénaire rencontré à l’entrée du village Iguersafène, commune d’Idjer (l’une des sept communes concernées par Ayla Tmurt), daïra d’Aïn El-Hammam (ex-Michelet), à 70 km de Tizi Ouzou. (...)


   (...) À Iguersafène, les habitants ont créé leur propre système de gestion. Tajmaât, le comité de village, est toujours d’actualité et c’est lui qui gère les affaires locales. Avec un système d’autogestion bien rodé, ce sont les habitants qui financent, avec l’aide de leur communauté établie en France, tous les projets réalisés.

   Ici, on respire la propreté. Vous ne risquez pas de trouver un mégot par terre. D’ailleurs, plusieurs panneaux dressés dans tout le village rappellent à tout un chacun l’importance du combat pour l’environnement. Depuis 2012, les familles paient la taxe d’environnement fixée par le comité à 400 dinars algériens* (DA) par an. Ces dernières veillent parallèlement sur l’opération du tri sélectif des déchets. Sur les routes, les poubelles entreposées indiquent chacune le genre de déchets à jeter séparément.  

   Déchets organiques, verre ou plastique, ils sont collectés dans un centre aménagé pour cela. Les déchets plastiques sont vendus à des usines de transformation, permettant ainsi au comité d’avoir de nouvelles rentrées d’argent et de conforter un peu plus les caisses du village. Les déchets organiques, eux, sont compactés et entreposés dans un CET [centre d’enfouissement technique] aménagé à l’extérieur du village. Pour veiller au transport de ces derniers, les habitants ont acheté un tracteur et paient mensuellement son chauffeur, un jeune du village, 25 000 DA.

   “Nous dépensons jusqu’à 8 millions de dinars par an. Nous finançons nos projets avec nos propres fonds. Les familles cotisent à hauteur de 800 DA par an et nos ressortissants vivant à l’étranger 60 euros par an”, explique Arezki Messaoudène, ancien enseignant de maths, gérant d’une entreprise et président du comité du village d’Iguersafène. Iguersafène compte aujourd’hui 45 000 habitants. C’est le plus grand bourg de la commune Idjer. En quelques années, Iguersafène est devenu une œuvre artistique à ciel ouvert, notamment depuis l’organisation au village de la douzième édition du festival populaire et solidaire Raconte-arts, en 2014. (...)

   (...) “L’autogestion et l’autosuffisance sont devenues chez nous une culture. Avec l’absence de l’aide de l’État, nous ne comptons désormais que sur nous-mêmes. Mais cela ne date pas d’aujourd’hui. Tout a commencé depuis l’indépendance”, raconte le président du village. Pour rejoindre les maquis de l’ALN avec armes et munitions, 65 habitants d’Iguersafène décident en 1957 de rallier l’armée coloniale afin de tirer profit de son armement. Aussitôt engagés, ils organisent une fuite collective vers le quartier général du colonel Amirouche. En signe de représailles, tout le village sera rasé par l’armée française.

   Avec le manque de moyens après l’indépendance, les villageois se sont trouvés dans l’obligation de tout reconstruire par eux-mêmes. C’est à partir de là qu’ils organisent le premier volontariat, puis un deuxième pour alimenter le village en eau de source. “La mairie ne s’est occupée que de l’assainissement, poursuit le président du village. En 2008, nous avons demandé l’extension du réseau électrique aux 145 nouveaux foyers que comptait le village, mais rien n’a été fait jusqu’à aujourd’hui. On ne peut pas attendre l’aide de l’État quand on vit isolé dans les montagnes.” En 1998, les villageois décident d’alimenter l’intérieur des maisons en eau potable et installent leurs propres compteurs d’eau. Le projet a été réalisé avec leurs propres fonds et leur a coûté 34 millions de DA. Les familles ne paient mensuellement que 100 DA par foyer. (...)

   (...) La consommation n’est limitée que pendant les périodes de sécheresse, entre juin et décembre. “Pendant cette période, la consommation autorisée est de 80 litres d’eau par jour et par personne. Au-delà de cette quantité, les familles seraient sommées de payer des pénalités de 500 DA par mètres cubes ou de 0,5 DA par litre”, explique le président du comité. Pour les besoins de l’entretien du réseau, les habitants ont recruté à temps plein un plombier du village qu’ils paient 25 000 DApar mois. Les volontariats sont ici une tradition et s’organisent chaque semaine.

   À tour de rôle, tout le monde doit accomplir des tâches pour l’intérêt du village. Dans le cas d’une absence injustifiée, la personne concernée peut demander un autre horaire ou payer des pénalités de 1 000 DA par jour. Avec les fonds de la caisse du village, les habitants ont réalisé au cours de ces derniers mois 100 mètres de caniveaux, aménagé les pistes du village, élargi les rues afin de les rendre carrossables et construit deux places publiques. Ils ont aussi rénové le cimetière du village et installé des éclairages autour de la route et sur la route qui mène audit cimetière. “La somme déboursée pour la réalisation de tous ces projets avoisine les 6,5 millions de DA”, confie le président du comité. (...)

   (...) Le village s’est également doté d’un règlement communautaire, que l’ensemble des habitants appliquent à la lettre. D’ailleurs, il est soumis actuellement à débat, car les villageois veulent l’amender. “Nous finirons les discussions autour du nouveau règlement d’ici à la fin de l’année. Il faut l’adapter à notre époque, car le village et les mentalités ont évolué depuis”, assure Arezki Messaoudène. Et puis, en termes de valeurs, dans tous les villages visités, les habitants n’abandonnent jamais quelqu’un dans le besoin. Les personnes démunies sont systématiquement aidées. Dans ce village comme dans beaucoup d’autres en Kabylie, l’assemblée générale est considérée comme un parlement où le président du comité est perçu comme un guide.

   C’est le cas aussi à Boumessaoud, dans la commune d’Imsouhal, daïra d’Iferhounène, à 70 km de Tizi Ouzou, avec 350 habitants seulement. Cette année, Boumessaoud a été élu le village le plus propre de Kabylie [en octobre, il a obtenu 10 millions de DA du ministère des Ressources en eau et de l’Environnement]. Nacer Ami, 66 ans et maçon de profession, est l’un des membres du comité. Rencontré à l’entrée du village, il nous explique qu’ici on adopte la même réglementation qu’à Iguersafène. “La différence se situe dans le système de cotisation et dans les sommes exigées pour les pénalités”, explique-t-il. À Boumessaoud, le comité exige 120 DA par an par personne. (...)

   (...) Les volontariats se font deux fois par semaine. Quant au comité, il se réunit presque quotidiennement, notamment depuis qu’il a été récompensé. Le fils de Nacer Ami, Ramdane, 22 ans, cuisinier à Azazga, assure que son village “ne s’était même pas préparé pour le concours”. “Nous étions déjà prêts, car le volontariat et l’entretien du village se faisaient depuis des dizaines d’années. C’est une tradition que nous avons apprise de nos aïeux. Tous les dessins, sculptures et décorations du village sont l’œuvre des habitants”, précise Ramdane.

   À Boumessaoud, les habitants ont réalisé en 1974 leur propre projet d’assainissement, qu’ils ont rénové en 1991. Selon le comité, les quatre nouveaux forages ont coûté à la caisse du village plus de 10 millions de DA. Comme à Iguersafène, les habitants comptent surtout sur l’aide de leur communauté basée en France. “Si on enlève Sonelgaz, il ne reste rien de la présence de l’État dans notre village. Nous avons sollicité une fois l’aide de la mairie et elle nous a donné deux bidons de peinture seulement. Alors, si on ne dépendait que d’elle, on serait réduits aujourd’hui à l’âge de pierre”, regrette Nacer Ami. (...)

   (...) Dans les villages cités plus haut, comme à Tazerouts, dans la commune d’Abi Youcef, à Aïn El-Hammam, ce sont les comités qui tranchent dans les conflits entre villageois. “Si ces derniers peinent à trouver un terrain d’entente entre les parties plaignantes, ils seront dans l’obligation de juger l’affaire en assemblée générale. Et ce n’est qu’ensuite et en l’absence de toute issue qu’ils peuvent permettre aux parties en conflit de recourir à la justice. Si l’une d’elles décide d’y aller à leur insu, elle sera systématiquement condamnée à payer 10 000 DA d’amende. Mais personne ne l’a fait jusqu’à aujourd’hui”, assure Slimane Aït Khaldoune, 44 ans, membre du comité de Tazerouts. L’autogestion, les habitants de ce village l’ont adoptée en 1960.

   “Nous avons réalisé avec nos propres fonds, entre autres, la place du village, construit plusieurs fontaines, un manège pour enfants à 500 000 DA et une crèche”, affirme Youcef Aït Ali Amara, 59 ans, un autre membre du comité et retraité de la garde communale. Situé à 1 200 mètres d’altitude, Tazerouts, qui compte aujourd’hui 1 200 habitants, se réjouit de compter plusieurs commerçants qui l’aident dans la réalisation de ces projets.

   Mais ils ne sont pas les seuls, Slimane avoue que les familles de son village comptent aussi, comme c’est le cas de toutes les autres, sur “les cotisations de la diaspora, les retraites françaises pour ceux qui ont travaillé en France, ou celles des moudjahidin pour les anciens combattants de la guerre de libération”. Mais cela reste insuffisant, selon lui. “Notre commune est pauvre en termes d’infrastructures. Nous n’avons pas de lycée, pas d’hôpital, pas de salle de conférences. Nous n’avons ni stade, ni cinéma, ni polyclinique. Nous ne pouvons pas tout faire”, s’indigne Slimane.

   La responsabilité de l’État revient souvent sur la question des rapatriements des dépouilles des personnes décédées à l’étranger, que dénoncent certaines associations de la diaspora souhaitant avoir l’aide de l’État. Pourtant, ce problème ne se pose plus pour ces villages autogérés. À Tabourt, un village de 900 habitants relevant de la commune de Tifigha, à 17 km d’Azazga, c’est l’association du village, basée en France, qui prend en charge les frais de rapatriement des corps des personnes originaires de la région.

   Bien que pourvus de moyens limités, ces villages autogérés ne manquent pas d’idées. À Tazerouts, le comité compte ouvrir un studio d’enregistrement pour les jeunes artistes du village et une station radio, construire un autre château d’eau et investir les 7 millions de DA récoltés l’année dernière, après avoir été élu deuxième village le plus propre de Kabylie, dans un musée qui sera construit sur la colline dominant la région.

   De son côté, le comité d’Iguersafène compte pouvoir transformer les déchets plastiques à domicile pour les vendre plus cher. Le comité a déjà conclu un accord avec un client de Béjaïa. Ce n’est pas tout, car le comité compte aussi ouvrir une forêt-école dédiée à la recherche pour écoliers et les étudiants, et pour les universitaires d’où qu’ils viennent. Les habitants espèrent que ce projet pourra attirer plus de gens et de touristes dans leurs villages. Et, comme le dit si bien le jeune Idir Raab, “l’avenir est entre les mains des générations qui ont vécu l’époque florissante de ces villages autogérés de Kabylie”.

*1 000 dinars algériens = 8,27 euros.