Autrefois réservée aux débats doctrinaux et aux dissertations des étudiants en droit, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a progressivement migré vers le sommaire des journaux télévisés. Quelques décisions spectaculaires, comme sa censure en 2012 de la taxe à 75 % des hauts revenus, y ont contribué. Certaines de ses sentences sont aujourd’hui attendues avec fébrilité, telle celle qui décidera du sort de la loi autorisant le « mariage pour tous », que l’Union pour un mouvement populaire (UMP) a déclaré vouloir lui soumettre. Enfin — nouveauté pour cette solennelle assemblée —, son président, M. Jean-Louis Debré, agrémente parfois de quelques saillies drolatiques les plateaux de télévision où il vient présenter son dernier roman. Affectant de respecter son « obligation de réserve », il se livre au jeu subtil du commentaire détaché à double sens, avec le sourire énigmatique du chat du Cheshire dans Alice au pays des merveilles.
Innovation fraîchement accueillie en 1958 — « Cour suprême du musée Grévin » au service exclusif du général de Gaulle, dénonçait François Mitterrand (1) —, le Conseil constitutionnel a fini par s’imposer comme « défenseur des droits et libertés », sous les applaudissements d’une presse qui fait preuve à son égard d’aussi peu d’esprit critique qu’envers le Mouvement des entreprises de France (Medef). Lorsqu’ils essuient l’invalidation de leur loi, les ministres se gardent, quant à eux, du moindre commentaire désobligeant à l’adresse d’une institution qui pourra leur être utile lorsqu’ils reviendront dans l’opposition… On se soumet donc de bonne grâce à des juges qui détiennent sur les élus l’avantage de l’inamovibilité pour les neuf années de leur unique mandat.
Pourtant, ne fait pas preuve de sagesse qui veut, et l’examen attentif des décisions suprêmement hétéroclites du Conseil constitutionnel incite à la réserve le citoyen soucieux de sa souveraineté… constitutionnelle. Conçue par Michel Debré (le père du susmentionné) pour protéger le pouvoir exécutif des empiétements législatifs, la haute juridiction a entamé sa carrière avec modestie, se déclarant incompétente pour juger la« forfaiture » dont le président du Sénat Gaston Monnerville accusait le général de Gaulle en 1962. Pressé de faire adopter l’élection du président de la République au suffrage universel direct, le chef de l’Etat s’était en effet affranchi des procédures prévues par la jeune Constitution pour court-circuiter les parlementaires, dont l’avis était requis.
Peut-être étourdis par les effluves libertaires de Mai 68, les neuf juges de la rue de Montpensier ont gagné un début de popularité en censurant la loi du 1er juillet 1971 qui soumettait la création des associations à l’autorisation d’un juge et non plus à une simple déclaration en préfecture. En s’opposant ainsi au gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, le Conseil se détachait brusquement de la tapisserie institutionnelle avec laquelle il se confondait jusqu’alors. Il consacrait un droit réel pour les citoyens — la liberté d’association, qualifiée de « principe fondamental reconnu par les lois de la République » — à une époque où le ministre de l’intérieur Raymond Marcellin cherchait à prévenir tout nouveau mouvement social.
Mais ce coup d’éclat était aussi un coup d’Etat, car, par cette décision, le Conseil étendait considérablement, et de son propre chef, le champ de son contrôle. Il se référera dorénavant non seulement au texte de la Constitution du 4 octobre 1958 stricto sensu, mais aussi aux préambules de celle-ci et de celle de 1946. Ce dernier texte mentionne sans les définir les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Plus tard, la haute juridiction s’octroiera le pouvoir de vérifier la conformité des lois avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789.
Cette audace juridique aurait pu susciter une joie sans mélange si elle ne faisait pas pénétrer les « sages » dans une zone de subjectivité dont il serait, à l’avenir, difficile de les sortir. Les textes intégrés au « bloc de constitutionnalité » sont en effet flous et sujets à des interprétations très politiques. Si le Conseil répète dès qu’il en a l’occasion que « l’article 61-1 de la Constitution, à l’instar de l’article 61, ne [lui] confère pas un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement », il se livre parfois à des raisonnements à géométrie variable. Ainsi, la liberté d’association célébrée en 1971 se révèle-t-elle moins fondamentale lorsque les étrangers souhaitent en jouir (2). De même, en 1982, le Conseil censure la première loi de nationalisation, au motif que le montant de l’indemnité prévue pour les propriétaires dépossédés n’est pas « juste » au sens de l’article 17 de la DDHC. Mais l’Assemblée nationale fraîchement élue au suffrage universel n’était-elle pas la mieux placée pour apprécier ce point ?
Par souci d’équilibre ou par goût du cabotage juridique, les « sages » invalidèrent par la suite les premières mesures de privatisation du gouvernement de M. Jacques Chirac en 1986. Ce n’était que le début d’une longue « navigation à vue », régulièrement dénoncée par Danièle Lochak, juriste et figure du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Plus récemment, s’il a rejeté le droit pour l’administration de supprimer l’accès d’un particulier à Internet prévu par la loi Hadopi en 2009, il a censuré la loi pénalisant le harcèlement sexuel…
La clairvoyance du Conseil se révèle assez limitée en matière européenne. Il n’a ainsi pas jugé qu’il était nécessaire de réviser la Constitution pour valider le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), qui place pourtant le Parlement sous tutelle dans l’exercice de ses pouvoirs budgétaires (3). Son raisonnement byzantin (son « interprétation neutralisante », dans le langage fleuri des juristes) contraste avec la rigueur de son cousin allemand, la Cour de Karlsruhe. Celle-ci dénonce, depuis 1974 (arrêts « Solange »), l’absence de démocratie européenne et exige, pour accepter tout nouveau traité, un renforcement des contrôles exercés par le Bundestag sur la politique bruxelloise de Berlin.
Contrairement à ses homologues d’outre-Rhin, qui sont des magistrats professionnels, les membres du Conseil sont « des personnalités dont la compétence est reconnue, notamment en matière juridique et politique (4) », nommées très politiquement par tiers par les présidents de la République, du Sénat et de l’Assemblée nationale. Souvent du même bord politique, ces trois élus peuvent s’entendre pour colorer la juridiction à leur convenance. Deux des trois femmes nommées le 12 février 2013 sont marquées à gauche. L’immaculé Roland Dumas, ancien ministre de Mitterrand, présida l’institution de 1995 à 2000, avant d’être mis en cause dans plusieurs affaires judiciaires. C’est sous son mandat que furent validés les comptes de campagne présidentielle de M. Edouard Balladur et de M. Chirac, malgré les recettes injustifiées (5).
Serpent de mer, la réforme du Conseil constitutionnel s’effectue par petites touches. Le président François Hollande, suivant l’avis de M. Debré, envisage de retirer le fauteuil qu’y détiennent de droit les anciens chefs de l’Etat. Lui-même affirme qu’il n’y siégera pas. Mais c’est la saisine par les citoyens, ouverte en 2008, via la question prioritaire de constitutionnalité, qui a élargi l’attrait social de la haute juridiction, la propulsant au rang de censeur omniscient. En 2012, elle a ainsi statué sur des sujets aussi divers que le « droit de communication de l’administration des douanes », l’« obligation d’affiliation à une corporation d’artisans en Alsace-Moselle », l’« autorisation d’installation de bâches publicitaires et autres dispositifs de publicité », l’« immunité pénale en matière de courses de taureaux », ou encore les « prélèvements de cellules du sang de cordon ou placentaire »…
Certes, la sagacité des parlementaires n’est sans doute pas plus vive que celle des « sages ». Expression de ces incertitudes, la Constitution de la Ve République, document solennel s’il en est, a été modifiée vingt-quatre fois par des élus qui ne craignent pas de bricoler le contrat fondamental validé par les Français en 1958. Plutôt que d’osciller entre le risque d’un abus de majorité parlementaire et celui d’un gouvernement des juges, n’est-il pas temps de remettre à plat les institutions par l’élection d’une Assemblée constituante ?
(1) François Mitterrand, Le Coup d’Etat permanent, Plon, Paris, 1964.
(2) Conseil constitutionnel, décision du 16 juillet 1971.
(3) Lire Raoul Marc Jennar, « Deux traités pour un coup d’Etat européen », Le Monde diplomatique, juin 2012.
(4) L’article 56 de la Constitution ne fixe aucun critère précis. Cf. Conseil constitutionnel, « Statut des membres ».
(5) Lire Raphaëlle Bacqué et Pascale Robert-Diard, « Petits comptes entre “sages” »,Le Monde, 26 novembre 2010.