Cela fait près de cinquante ans que le capitaine James T. Kirk s’est lancé à la découverte de nouveaux mondes étranges aux commandes de l’USS Enterprise. Depuis, l’univers de Star Trek est toujours en expansion. Il a été sérieusement étudié par des politologues, des sociologues et même par des théologiens — ce qui témoigne de l’influence de cette série et des idées qu’elle véhicule. Star Trek se déroule dans un monde où la faim, la guerre et la misère n’existent plus, une utopie non seulement libérée de la pauvreté, mais aussi du capitalisme et même de l’argent.

   Pourtant, aucun économiste ne semble s’être intéressé à Star Trek, selon Manu Saadia, auteur de Trekonomics [Trekonomie], un ouvrage bientôt disponible. Nous nous sommes entretenus avec lui à propos de son analyse de l’économie du monde de Star Trek, en compagnie de Felix Salmon, le rédacteur en chef du site Fusion. Ce journaliste économique travaille à l’impression du livre de Saadia avec Inkshares, un éditeur qui s’appuie sur le financement participatif.

   / Comment est venue l’idée de la Trekonomie ?

   - MANU SAADIA Je crois que ça remonte à 2013, quand quelques personnes vraiment brillantes ont publié sur Medium des commentaires relatifs à l’économie dans Star Trek. Il se trouve que certains de mes amis ont collaboré à la série et, en descendant quelques bières, on en a parlé, genre : “Eh, t’as vu ça ?” On a commencé à chercher s’il n’y avait pas de publications sur le sujet, mais on n’a rien trouvé. Alors, un ami qui avait travaillé comme scénariste pour Star Trek m’a dit : “Pourquoi tu ne le ferais pas ?”
 
   / En quoi ce livre présente-t-il un intérêt quand on n’est pas un fan de “Star Trek” ?

   - Dans l’économie de Star Trek, tout a été automatisé. Je pense que c’est important parce qu’aujourd’hui on parle beaucoup des robots qui arrivent et qui vont nous prendre nos boulots. Il faut qu’on réfléchisse sérieusement à ce que cela veut dire pour le travail, et au sens même du travail, dans une société affectée par le changement technologique.

   - [Felix Salmon intervient]
   Il y a autre chose. Quand on s’intéresse à l’économie, on pense surtout à la façon dont la société fonctionne en situation de pénurie. Or il est difficile de comprendre comment la société fonctionne en situation de pénurie si on ne consacre pas un peu de temps à comprendre comment elle pourrait fonctionner sans pénurie. Et c’est exactement ce que nous avons dans Star Trek.

   /Quelle serait la plus grande différence dans un environnement postpénurie ?

   - MANU SAADIA Il n’y a plus besoin de travailler pour se nourrir. Les machines accomplissent notre travail à notre place et nous permettent d’échapper aux pires effets de la pénurie. La pauvreté, la faim, tout ça. Au lieu de travailler pour s’enrichir, on travaille pour accroître sa réputation, son “capital prestige”. Vous voulez devenir le meilleur capitaine ou le meilleur scientifique de la galaxie. C’est un système très méritocratique, comme pour mes amis mathématiciens ou scientifiques. Et c’est extrêmement dur.

   - [Felix Salmon intervient]
   Nous commençons à avoir une petite idée de ce que pourrait donner une économie postpénurie, fondée sur la réputation, quand on voit des applications comme Instagram et Vine, ou même des sites comme Wikipédia, des espaces où les gens s’investissent énormément pour n’acquérir qu’un certain niveau de réputation. C’est fascinant à observer.

   / Si Star Trek dépeint un monde postpénurie, comment expliquez-vous les Ferengi, ces extraterrestres obsédés par l’acquisition de richesses matérielles ? La Fédération est-elle la seule à vivre en postpénurie ?

   - MANU SAADIA Le problème de la Fédération, c’est qu’elle interagit toujours avec le monde extérieur, où les valeurs, les idées, l’éthique, les intérêts sont différents. Les Ferengi sont mes préférés. Dans un épisode, on voit Quark, le barman ferengi de [la série dérivée] Deep Space 9, faire des remontrances au commandant Sisko. Sisko lui dit : “Autrefois, nous étions comme vous, cupides, blablabla.” Et là, Quark lui balance : “Ah, mais nous n’avons rien à voir avec vous — déjà, pour commencer, nous n’avons jamais pratiqué l’esclavage.”

   Ça a un nom dans l’histoire de l’économie. On appelle ça le doux commerce.C’est une idée du XVIIIe siècle [formulée par Montesquieu] qui veut que le négoce adoucit les mœurs et est un facteur de paix. Les Ferengi sont l’incarnation idéale de cette théorie, selon laquelle le commerce est formidable, il rend les gens heureux et pacifiques. C’est la vision idéaliste que l’on rencontre fréquemment aujourd’hui chez nos amis libertariens.

   Les Ferengi poussent le concept plus loin et ils nous laissent entrevoir comment une société postpénurie interagirait effectivement avec des gens qui vivent encore dans une économie de marché. Et ce qui est très intéressant dans tout le récit qui sous-tend Deep Space 9, c’est que par simple osmose et contact avec la Fédération, les Ferengi évoluent lentement, leurs valeurs changent et on découvre qu’ils ont une fibre morale très forte. Ils représentent ce qu’il y a de plus honorable dans le capitalisme.
 
   / Dans votre premier chapitre, vous analysez la différence entre les produits de luxe et les produits stratégiques. Quand il n’y a qu’un nombre limité de bouteilles de château picard, on peut toujours choisir un autre vin. Mais que se passe-t-il avec des produits plus limités, comme des vacances sur Risa ?

   - L’exemple de Risa est intéressant. Pour ceux qui ne connaissent pas la série, Risa est la planète des plaisirs de la Fédération. Les Risiens sont des travailleurs sexuels, sauf qu’ils ne sont pas payés – ils font ça pour le plaisir. Donc, des tas de gens se précipitent sur Risa pour y passer leurs vacances, et la place est limitée. Mais vous n’avez pas vraiment besoin de programmer vos vacances, puisque vous n’avez pas vraiment de travail. Donc, s’il n’y pas de place quand vous vous présentez, vous pouvez toujours revenir plus tard. C’est pratique.

   L’autre truc, c’est que lorsque vous avez une bonne réputation et que vous êtes célèbre, comme le capitaine Picard, c’est plus facile de vous trouver une place quand votre vaisseau se met en orbite.

   / Avec les réplicateurs, la matière et l’énergie sont complètement interchangeables, mais, dans certaines situations, il peut arriver que les réplicateurs soient rationnés. Ce qui suggère que l’économie de Star Trekn’est pas tant une non-économie qu’une économie fondée sur l’énergie. Laquelle de nos règles d’économie pourrait être appliquée à l’univers deStar Trek ?

   - (Rires) C’est la partie de Star Trek où, quand on essaie de la rattacher au monde réel, ça se complique. En gros, dans Star Trek, l’énergie est gratuite, parce qu’ils ont ce machin, ce convertisseur matière-antimatière. Même quand on peut produire de l’énergie gratuite avec, par exemple, des panneaux solaires, il reste les coûts d’entretien.

   Mais j’ai étudié les chiffres : la part que représente l’énergie dans le PIB américain est bloquée à, disons, 8 %. Ce n’est pas énorme. Et ça a tendance à baisser au fur et à mesure que l’on devient plus efficace. Je ne pense pas que ça pourrait atteindre zéro, à moins que quelqu’un invente des réacteurs à fusion. Mais même là, il faudrait bien transporter l’électricité. L’énergie va devenir très bon marché, mais totalement gratuite ? Je ne sais pas.

   A bord du vaisseau Voyager, très loin, quand il faut économiser l’énergie, alors, oui, il faut en rationner l’utilisation. Si les cristaux de dilithium [minerai qui régule les relations matière-antimatière] sont faciles à trouver, c’est plus simple. Dans le monde réel, c’est un peu plus compliqué mais pas complètement impossible. Si la part de l’énergie dans le PIB descend à 1 ou 2 %, elle devient très marginale. Si on applique la loi de Moore à la production d’énergie solaire, si elle double tous les deux ans et demi, alors, vers la fin des années 2030, on aura de l’énergie gratuite partout dans le monde.
 
   / Peut-on envisager qu’un jour les réserves de dilithium s'épuisent, et l’éventualité a-t-elle été prévue par Starfleet ?

   La substitution, mec, la substitution. Chez Starfleet [l’organisation chargée, entre autres, de la recherche], ils sont au top, ils ont tellement de nerds et d’ingénieurs. Il n’y a pas de pic de dilithium. Tu sais pourquoi ? Parce que s’il devient trop cher à extraire, ils trouveront autre chose. Et le type qui trouvera la solution sera un héros.

   / L'extraction de dilithium est fascinante. Les Klingons condamnent leurs prisonniers à s'en charger – un système apparemment inutile, brutal (et inefficace !), comparé à celui de la Fédération.

   - C’est vrai, c’est idiot d’envoyer des esclaves travailler dans les mines de dilithium. Les Klingons sont très attachés à leurs traditions. Ils sont très nostalgiques. Les Klingons sont des gens compliqués. Star Trek décrit plein de modèles de comportement économique qui diffèrent en fonction des valeurs de chaque société. Et les Klingons en font partie.
 

Propos recueillis par Brian Fung, Andrea Peterson et Hayley Tsukayama